LE CAUCASE 193 J'avoue que mon plaisir, à cette vue, monta jusqu'à l'orgueil. Le travail n'est donc pas un vain labeur, la réputation une folle fumée ! Trente ans de luttes pour la cause de l'art peuvent donc avoir leur récompense royale! Qu'eût-on fait de plus pour un roi que ce que l'on faisait pour moi ? Oh! luttez! ayez courage, frères! un jour viendra pour vous, pour vous aussi, où, à quinze cents lieues de la France, des hommes d'une autre race, qui vous auront lu dans une langue inconnue, s'arracheront à leurs aouls bâtis au sommet des rochers comme des nids d'aigle, et viendront, leurs armes à la main, in- cliner la force matérielle devant la pensée. J'ai bien souffert dans ma vie; mais le Dieu bon, mais le Dieu grand m'a parfois, en un instant, fait plus de lumineuse joie que mes ennemis et même que mes amis ne m'ont fait de mal. Nous fimes ainsi deux ou trois lieues au galop. Les voitures roulaient sur ces grandes herbes comme sur un tapis de mousse, laissant à droite et à gauche des squelettes d'hommes et de chevaux. Enfin vint une place où la terre sembla manquer sous nos pieds: un immense ravin s'ouvrait devant nous; au fond coulait la rivière Actache; au sommet de la mon- tagne en face s'élevait l'aoul du prince; au fond à droite, dans l'atmosphère bleuâtre d'une vallée, on voyait les murailles blanches d'un village ennemi. Huit jours auparavant, les Tchetchens avaient tenté une attaque sur le village et avaient été repoussés. Sur la côte où nous étions s'élevait la forteresse que