184 IMPRESSIONS DE VOYAGE temps qu'il faut pour amener dans la vie les plus étran- ges contrastes. Il y avait deux heures à peine, nous étions au milieu de la ville, dans une chambre bien chaude, bien éclairée, bien amie. Léila dansait, en coquetant de son mieux avec ses yeux et avec ses bras. Ignacief jouait du vio- lon. Bageniok et Michaëlouk lui faisaient vis-à-vis. Nous battions des mains et des pieds; nous n'avions pas une pensée qui ne fût gaie et joyeuse. Deux heures s'étaient écoulées. Nous étions dans une nuit froide et sombre, au bord d'une rivière inconnue, sur une terre hostile, couchés la carabine à la main, le poignard au côté, non pas, comme cela m'était arrivé vingt fois, à l'affût d'une bête sauvage, mais en embus- cade, attendant, pour tuer ou pour être tués, des hommes comme nous, faits à l'image de Dieu comme nous! et nous nous étions jetés en riant dans cette entreprise : comme si ce n'était rien que de perdre son sang ou de verser celui des autres ! Il est vrai que ces hommes que nous attendions étaient des bandits, des hommes de pillage et de meurtre, laissant derrière eux la désolation et les pleurs. Mais ces hommes étaient nés à quinze cents lieues de nous, avec des mœurs autres que nos mœurs. Ce qu'ils faisaient, leurs pères l'avaient fait avant eux, leurs ancêtres avant leurs pères, leurs aïeux avant leurs ancêtres. Pouvais-je véritablement demander à Dieu de me prêter son aide si je courais un danger que j'étais venu si inutilement, si imprudemment chercher ? Ce qu'il y avait d'incontestable, c'est que j'étais sous un buisson au bord de l'Axaï, que j'y attendais les