136 IMPRESSIONS DE VOYAGE Puis, au fur et à mesure que la conquête fait des pro- grès, des fortins se détachent pour ainsi dire des forte- resses et marchent en avant, des postes se détachent des fortins et marchent en avant encore; enfin, des senti- nelles se détachent des fortins et marquent alors cette limite douteuse de la puissance russe, limite qu'à chaque instant quelque excursion montagnarde recouvre comme une sanglante marée. Aussi, depuis Schoumaka, où les Lesghiens enlevèrent trois cents négociants en 1812, jusqu'à Kislar, où Kasi- Moullah coupa sept mille têtes en 1831, il n'existe pas une sagène de cette immense ceinture qui n'ait sa tache de sang. Si ce sont des Tatars qui sont tombés là où vous passez vous-même et où vous risquez de tomber à votre tour, des pierres se dressent, plates, allongées, sur- montées d'un turban et surchargées de caractères arabes qui sont à la fois la louange du mort et l'appel de ven- geance fait à la famille. Si ce sont des chrétiens, c'est la croix, symbole, au contraire, de pardon et d'oubli. Mais croix chrétiennes et pierres tatares sont si fré- quentes sur la route, que, de Kislar à Derbend, on croirait marcher dans un vaste cimetière. Il y a des endroits où elles manquent, comme par exemple de Kasafiourte à Tchiriourth. C'est que le dan- ger était tel, que nul n'a osé aller creuser une fosse aux morts et dresser, soit une pierre, soit une croix sur leur tombe. Là, les corps ont été abandonnés aux chacals, aux aigles et aux vautours; là, les os humains blanchissent,