LE CAUCASE 95 Si l'on pouvait faire boire du vin de Kislar au monde entier, tous les hommes seraient bientôt frères. Le Caucase produit sur les officiers russes ce que l'Atlas produit sur nos officiers d'Afrique : l'isolement amène l'oisiveté; l'oisiveté, l'ennui; l'ennui, l'ivresse. Que voulez-vous que fasse un malheureux officier, sans société, sans femme, sans livres, dans un poste avec cinq hommes ? Il boit. Seulement, ceux qui ont de l'imagination accompa- gnent cette action, toujours la même, qui consiste à faire passer le vin ou le vodka de la bouteille dans le verre et du verre dans le gosier, de détails plus ou moins pittoresques. Nous avons, dans notre voyage, fait connaissance avec un capitaine et un chirurgien-major, qui nous ont donné, sous ce rapport, le programme le plus étendu de ces sortes de fantaisies. Chaque officier a un soldat attaché à sa personne; ce soldat s'appelle demchik. Notre capitaine, après son ser- vice du matin, rentrait, se couchait sur son lit de camp, et, s'adressant à son demchik: - Brisgallof, lui disait-il (Brisgallof était le nom du soldat), tu sais que nous allons partir. Brisgallof, ferré sur son rôle, répondait : - Oui, capitaine, je sais cela. - Eh bien, alors, comme on ne part pas sans prendre quelque chose, mangeons un croûton, mon ami; buvons un coup, et tu iras chercher les chevaux pour les atteler à la télègue. - C'est bien, capitaine, répondait Brisgallof.