LE CAUCASE 89 Nous nous étions engagés sur un chemin étroit et boueux, avec d'immenses marais de chaque côté de nous; ces marais étaient peuplés d'oiseaux aquatiques de toute espèce : pélican, outarde, canepetière, cormo- ran, canard sauvage; chaque espèce avait là ses repré- sentants. Le danger de l'homme fait la sécurité des ani- maux dans ces lieux presque déserts, peuplés seulement par les larrons de chair humaine; le chasseur risque trop de devenir gibier lui-même pour donner la chasse aux autres animaux. Tout ce que nous rencontrions de voyageurs sur la route étaient armés jusqu'aux dents. Un riche Tatar qui venait de visiter ses troupeaux avec son fils, enfant de quinze ans, et quatre noukers, avait l'air d'un prince du moyen âge avec sa scite. Les piétons étaient rares; ils portaient tous le kandjar, le pistolet passé dans la ceinture, le fusil en bandoulière sur l'épaule. Chacun nous regardait passer avec cet air de fierté que donne à l'homme la conscience de son courage. Qu'il y avait loin de ces âpres Tatars, aux humbles paysans que nous avions rencontrés de Tver à Astrakan! A une station précédente, Kalino avait levé le fouet sur un hiemchik en retard. - Prends garde! avait dit celui-ci en portant la main à son kandjar, tu n'es plus ici en Russie. Un paysan russe eût reçu le coup de fouet, et n'eût pas même osé pousser un soupir. Nous-mêmes, cette confiance, disons mieux, cet orgueil de l'homme indépendant nous gagnait; il nous semblait qu'ayant à lutter contre un danger inconnu, nos sens