i { THE PENNSYLVANIA STATE UNIVERSITY LIBRARIES IMPRESSIONS DE VOYAGE — LE CAUCASE PAR ALEXANDRE DUMAS I NOUVELLE ÉDITION PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LEVY FRERES 3, RUE AUBER, 3 1889 Droits de reproduction et de traduction réservés INTRODUCTION COUP D'OEIL GÉNÉRAL SUR LE CAUCASE I DE PROMÉTHÉE AU CHRIST Nous allons dire à nos lecteurs, d'une façon aussi succincte que possible, ce que c'est que le Caucase, to- pographiquement, géologiquement, historiquement par- lant. Nous ne doutons pas que nos lecteurs ne sachent la chose aussi bien que nous; mais, à notre avis, l'auteur doit toujours procéder comme s'il savait ce que ses lec- teurs ne savent pas. La chaîne caucasique voudra ou caucasienne, comme on située entre les 40 et 45° degrés de latitude nord et les 35 et 47° degrés de longitude orientale, s'é- tend de la mer Caspienne à la mer d'Azof, depuis Anapa jusqu'à Bakou. Trois grands pitons la surmontent : l'Elbrouz, haut 1. 2 INTRODUCTION 67 - l de seize mille sept cents pieds; le Kasbek, d'abord appelé le Mquinwari, haut de quatorze mille quatre cents, et le Chat-Elbrouz, haut de douze mille pieds. Nul n'a jamais gravi la cime de l'Elbrouz. Il faudrait pour cela, disent les montagnards, une permission par- ticulière de Dieu; c'est sur son sommet que, selon la tradition biblique, se posa la colombe de l'arche. Le Mquinwari est, quoique moins haut de deux mille pieds que l'Elbrouz, le rocher où, selon la tradition mythologique, Prométhée fut enchaîné. Les Russes l'ont appelé Kasbek, parce que le village de Stéphan- Ezminda, situé au pied de ce mont, était autrefois et est encore aujourd'hui la résidence des princes Kasi- Bek (1), gardiens du défilé. Cette dernière désignation a prévalu. Quant au Chat-Elbrouz, qui s'élève aux confins du Daghestan, sa cime sert de perchoir à l'oiseau anka, près duquel l'aigle est un oiseau-mouche et le condor un colibri. Ce gigantesque rempart, cette majestueuse forteresse, cette muraille granitique aux créneaux éternellement neigeux, repose, vers sa base septentrionale, sur des sables, couverts autrefois par les eaux de cette mer immense au-dessus de laquelle s'élevaient, comme des îles, non-seulement le Caucase, mais encore le Taurus, le Demavend et la Tauride, dont la mer Caspienne, ap- pelée par les anciens lacs Caspis, n'est qu'un démem- brement, et qui, vers le nord, ne faisait, selon toute pro- babilité, qu'une avec la mer Blanche et la Baltique. 14) Casa Beker. P D INTRODUCTION A quelle époque de l'histoire, sacrée ou profane, appartient le grand cataclysme qui isola le Pont-Euxin, la mer d'Aral, les lacs d'Erivan, d'Ormiah et de Van, et creusa les détroits d'Iénikaleh, des Dardanelles, de Messine et de Gibraltar? Est-ce au déluge biblique de Noé, chez les Hébreux; à celui de Xisuthre, chez les Chaldéens; à celui de Deucalion et d'Ogygès chez les Grecs? C'est ce que nous ne saurions dire; mais il y a un fait avéré c'est que la Caspienne a continué de commu- niquer avec les autres mers par des canaux souterrains; que c'est par ces canaux qu'elle perd les eaux qu'elle reçoit de l'Oural, du Volga, du Terek, de la Koura; qu'elle est sujette à des variations de profondeur; que, dans ses baisses, elle laisse à découvert des construc- tions qui attestent ses mouvements de hausse et de décroissance; et enfin, preuve plus certaine que tout cela de la communication souterraine qui existe entre elle et les autres mers, c'est que, tous les ans, à l'approche de l'hiver, on voit monter à la surface du golfe Persique, des herbes et des feuillages qui ne se trouvent que sur les bords et dans les profondeurs de l'énorme lac Cas- pien. Le Caucase présente deux rangées de montagnes pa- rallèles, dont la plus élevée est au sud, la plus basse au nord. La première chaîne pourrait s'appeler les mon- tagnes Blanches, par opposition à la seconde qui s'ap- pelle es montagnes Noires. Les sommets célèbres de cette dernière chaîne sont la montagne Chauve, le mont des Voleurs, le mont des Tempêtes, le Bois-Sombre et le Poignard. Deux passages seulement sont pratiqués dans l'im- INTRODUCTION mense barrière; ces passages, connus sous les noms de portes Caucasiennes, portes Sarmatiques, portes Cas- piennes, portes Albanaises, portes de Fer, portes des Portes, sont le défilé du Darial (Pyla Caucasia de Pline) et le passage de Derbend, appelé traditionnellement les portes d'Alexandre. Nous avons franchi les deux passages, et nous essaye- rons d'en donner une idée à nos lecteurs. La cime des montagnes neigeuses est formée de por- phyre basaltique, de granit et de syénite. Les porphyres sont le porphyre bleu tacheté de jaune, ou de rouge, ou de blanc; le porphyre rouge oriental, et le porphyre vert. Les granits sont le granit rose, le gris, le noir et le bleu. Quant à la chaîne désignée sous le nom de montagnes Noires, elle se compose de calcaires, de grès marneux et de schistes tabulaires, sillonnés par des veines de spath et de quartz. Strabon parle fort des mines d'or de la Colchide; les pépites enlevées à ces mines, et portées par les pluies dans les ruisseaux, les enrichissaient d'un sable pré- cieux; les Souanes, aujourd'hui les Mingréliens, les recucillaient sur des peaux de mouton garnies de poils dans lesquels la poudre brillante s'arrêtait. De là la fable, nous devrions dire l'histoire de la toison d'or. Il y a aujourd'hui encore en Ossétie, sur l'église de Nou- zala, une inscription en langue géorgienne qui affirme que, dans cette région, les métaux les plus précieux abondaient autrefois comme aujourd'hui la poussière. INTRODUCTION Toutes ces richesses peuvent être mises en discus- sion; mais il est une production peut-être plus rare, quoique moins précieuse, c'est le naphte. Celle-là existe, elle est visible, on la rencontre en profusion sur la rive occidentale de la mer Caspienne. Nous nous en occuperons en passant à Bakou, et en racontant les phénomènes qu'elle produit. Au nord le Kouban et le Terek, au sud le Cyrus et l'Araxe, forment les limites de l'isthme Caucasien. Le Cyrus n'est autre que la Koura, et l'Araxe, aujour- d'hui l'Aras, est le Jelis des Scythes et le Tanaïs des compagnons d'Alexandre. Sous cette dernière dénomination, on l'a confondu avec le Don, comme on le confond parfois avec le Phase, aujourd'hui le Rioni ou le Rioné. Virgile a dit de lui: Ponte indignatus Araxes. L'Aras et le Rioni coulent en sens inverse. Le pre- mier se jette dans la Kouma, au-dessus des steppes de Moghan, célèbres par leurs serpents. Le second se jette dans la mer Noire, entre Poti et Redout-Kaleh. En traversant le Terek, la Koura, l'Araxe et le Phase, nous nous occuperons plus particulièrement de ces fleuves. Quant au Kouban, que nous laisserons à notre droite, il descend de l'Elbrouz, traverse la petite Abasie, em- brasse toute la Circassie, et se jette dans la mer Noire au-dessous de Taman: c'est l'Hypanis d'Hérodote et de Strabon, et le Vardanès de Ptolémée. Au XIIIe siècle, lorsque les Tatars envahirent la Scythie, ils le nom- mèrent Kouman et Kouban. Les Russes ont adopté cette dernière dénomination, sous laquelle il est connu 6 INTRODUCTION aujourd'hui sans qu'on puisse expliquer l'étymologie de ce nom. C'est sur ce fleuve que sont situées les colo- nies cosaques de la ligne droite. -- Il n'en est pas de même du Caucase, qui doit son nom à l'un des premiers assassinats commis par un des plus anciens dieux. Saturne, le mutilateur de son père et l'engloutisseur de ses fils, ayant rencontré au mo- ment où il fuyait, vaincu, dans la guerre des Géants, par son fils Jupiter le berger Caucase, paissant ses trou- peaux sur le mont Niphate, qui sépare l'Arménie de l'Assyrie, et au pied duquel, selon Strabon, lo Tigre prend sa source, celui-ci eut l'imprudence de vouloir disputer le passage au fuyard. Saturne le tua d'un coup de faux, et Jupiter, pour éterniser le souvenir de ce meurtre, donna le nom de la victime à toute la chaîne caucasique, dont les montagnes de l'Arménie, de l'Asie Mineure, de la Crimée et de la Perse ne sont, en réalité, que des démembrements. Presque aussitôt qu'il vient de donner un nom à la chaîne caucasique, un de ses plus hauts sommets, le Kasbek, sert d'instrument de supplice à Jupiter. Le From-Theuth des Scythes, le Prométhée des Grecs y est attaché par Vulcain avec des chaînes de diamant, pour avoir créé l'homme et commis le crime de l'avoir animé au feu du ciel, qu'il avait dérobé et caché dans un roseau creux. From-Theuth, remarquons-le en passant, veut dire, en scythe, divinité bienfaisante; de même que Prométhée veut dire, en grec, le dieu prévoyant. Et, sans doute, ce fut par prévoyance qu'il donna à l'homme, dit la tradition mythologique, la timidité du INTRODUCTION lièvre, la finesse du renard, la ruse du serpent, la féro- cité du tigre et la force du lion. Est-ce par hasard ou symboliquement qu'à l'horizon du monde naissant, l'homme aperçoit le gibet du pre- mier bienfaiteur de l'humanité ? Quatre mille ans plus tard, la croix devait remplacer le rocher, le Calvaire détrôner le Mquinwari. Nous avons dit que le Mquinwari et le Kasbek ne faisaient qu'une seule et même montagne. Prométhée devait demeurer là trente mille ans. Pen- dant trente mille ans, un vautour, fils de Typhon et d'Echidna, car on avait, pour une vengeance si longue, choisi un bourreau-dieu, pendant trente mille ans, un vautour devait lui dévorer le foie. Mais, au bout de trente ans, Hercule, fils de Jupiter, tua le vautour et délivra Prométhée. Dans ces temps de ténèbres, où tout relève de la tra- dition, tandis que Prométhée, visité par l'Océan, bercé au chant des océanides, maudit cette force brutale, sous laquelle est sans cesse forcé de plier le génie, luttant inutilement contre le vautour de l'ignorance, qui lui dévore, non pas le foie, mais le cœur, les rochers du Caucase n'ont d'autres habitants que les Dives, race de géants qui occupent toute la partie du globe abandonnée par les eaux. Dans la vieille langue asiatique, dives veut dire tout à la fois ile et géant : Maldives, Laquedives, Serendives. Et, en effet, chaque île n'était-elle pas un géant sor- tant de la mer? Tous ces titans qui firent la guerre à Jupiter étaient- 8 INTRODUCTION ils autre chose que ces îles de la mer Égée, aujourd'hui volcans éteints, autrefois géants jetant des flammes ? Un de ces Dives, nommé Argenk, élève sur une des cimes du Caucase un palais, où la tradition assure qu'aujourd'hui encore sont conservées les statues des rois de cette époque. Un étranger, nommé Huschenk, vint attaquer les Dives, monté sur un cheval marin, nageant avec douze pieds. Un rocher, lancé du haut du Demavend, terrasse lui et son cheval, dans lequel il est facile de reconnaître un navire avec ses douze rames. Aujourd'hui, une des peuplades les plus belliqueuses du Caucase, les Tcherkesses, se donnent encore à eux- mêmes le nom d'Adighes, dont la racine est ada. Or, ada, en langue tatare, veut dire île. D'Ada à Adam, qui veut dire homme, il n'y a qu'une lettre de différence, et, certes, on nous concédera qu'il existe des étymologies bien autrement obscures que celle-là. C'est au sommet de l'Elbrouz que Zoroastre place le mauvais génie Arisman, dont nous avons fait Arimane. « Il s'élance du sommet de l'Elbrouz, dit Zoroastre, et son corps, étendu au-dessus de l'abîme, semble un pont de flanime jeté entre les mondes. » C'est enfin sur le Chat-Elbrouz que se tenait l'anka, gigantesque vautour, qui est le rok des Mille et une Nuits, et dont les ailes, en s'ouvrant, obscurcissaient la lumière du soleil. Maintenant, abandonnons la tradition, et, comme, en un brouillard qui va toujours s'éclaircissant, essayons de voir clair dans l'histoire du Caucase. INTRODUCTION Regardez cette mer immense sur laquelle flotte un vaisseau gigantesque. Cette mer, c'est le déluge; ce vaisseau c'est l'arche. Deux mille trois cent quarante- huit ans avant Jésus-Christ, l'arche aborde au sommet de l'Ararat. La semence du monde futur est sauvée. Deux siècles après, Haïg fonde le royaume d'Arménie, et Thagarmos celui de Géorgie (1). Au milieu de ces dates incertaines, Arméniens et Géorgiens disent que Haig et Thagarmos étaient les contemporains de Nemrod et d'Assur. Regardez passer comme une ombre presque sans forme Marpésie et ses amazones. Cette reine belliqueuse part des rives du Thermodon et va donner son nom à un rocher du Darial. Jornandès cite la reine, et Virgile chante la montagne. Voyez, le jour se fait. Voici à son tour Sémiramis, la fille des colombes. Elle soumet l'Arménie, bâtit Arté- misa, voit tuer dans une bataille son bien-aimé le roi Azaï le Beau, l'ensevelit près du mont Ararat, et revient mourir à Babylone de la main de son fils Ninias, cet Hamlet antique, vengeur de la mort de son père. -- ― Mille deux cent dix-neuf ans avant Jésus-Christ, — les dates commencent à avoir une valeur historique, trente-cinq avant la guerre de Troie, un vaisseau tel qu'on n'en avait point encore vu en Colchide, entrait dans le Phase, et venait s'arrêter sous les murs de la capitale du roi Æétès, père de Médée. C'était le vaisseau Argo, parti d'Iolchos en Thessalie, et monté par Jason, venant redemander la toison d'or. (1) La Géorgie était alors appelée Ibérie 1. 10 INTRODUCTION Inutile de raconter la dramatique histoire de Médée et de Jason, tout le monde la sait par cœur. La flamme du bûcher de Sardanapale éclaire l'Orient, huit cents ans avant Jésus-Christ, selon Justin, huit cent vingt ans, selon Eusèbe. Au milieu des déchirements qui suivirent la mort du fils de Phul, tandis que, des mor- ceaux de son empire trois rois se font des royaumes, Barouer fonde l'indépendance de l'Arménie. Bientôt les Arzenounis, enfants de ce Sennachérib dont l'armée, frappée par l'ange exterminateur, perd en une nuit cent quatre-vingt-cinq mille hommes, et qui est tué à Ninive par ses deux fils, au pied de l'autel de son dieu, entrent en Arménie; ils ne font qu'y précéder de vingt ans les juifs captifs de Salmanasar, envoyés par ce conquérant dans la Géorgie et dans le Lasistan. En traversant cette dernière province, et dans le dis- trict de Ratcha, on trouve encore aujourd'hui une peu- plade de juifs guerriers. Ce sont les descendants de ces vaincus de Salmanasar, le destructeur du royaume d'Is- raël. Leurs ancêtres étaient les contemporains du vieux Tobie, dont le fils, conduit par l'ange Raphaël, alla re- demander à Gabélus les dix talents que son père lui avait prêtés. Vingt ans plus tard commence la famille des Bagra- tides, de laquelle descendent les princes Bagration, que nous allons rencontrer sur notre chemin. Deux tiers de siècle s'écoulent. Les Scythes font in- vasion en Arménie, par le défilé du Darial, s'emparent de l'Asie Mineure et pénètrent jusqu'en Égypte. Dirkan Ier, dont nous avons fait Tigrane, et dont nous verrons les descendants lutter contre Pompée, appa- INTRODUCTION 11 raît dans l'histoire pour fonder, une dynastie armé- nienne. Il descend de ce Haïg qui a fondé, non pas une dynastie, mais un royaume, et il est contemporain de ce Cyrus dont la tête coupée fut plongée par Themyris dans un vase rempli de sang. Mais, avant de boire après sa mort ce sang dont il avait été altéré pendant toute sa vie, Cyrus s'était em- paré de la Colchide et de l'Arméniɔ. Nous y retrouvons le fils de arius II, Artaxerce Mnémon. Il y tue de sa propre main, à la bataille de Cunaxa, Cyrus le Jeune, qui s'était révolté contre lui et qui avait à son service Xénophon, auquel Socrate sauva la vie à la bataille de Delium, et qui, des rives du Tigre à Chrysopolis, opéra cette fameuse retraite des dix mille, racontée par lui-même, et restée comme un mo- dèle de stratégie. Soixante ans après, Alexandre part de la Macédoine, traverse l'Hellespont, défait, sur les bords du Granique, l'armée de Darius. Parmi les troupes de Darius, qui vont se faire battre à Issus et à Arbelles, luttent les peuples du Caucase et de l'Arménie, conduits par Oronte et Mifrauste. Ici, la renommée du vainqueur de la Perse et du con- quérant de l'Inde devient telle, que la légende se mêle à l'histoire. Selon la tradition caucasique, Alexandre se détourne de sa route pour aller fermer les deux défilés du Caucase: l'un à Derbend, avec des portes de fer; l'autre dans le Darial, avec ce fameux mur qui, au dire de l'antiquité, s'étendait de la mer Caspienne à la mer d'Azof. Mahomet, dans son Koran, consacre la tradition, qui, 12 INTRODUCTION dès lors, devient une incontestable vérité pour toutes les peuplades musulmanes du Caucase, puisqu'elle dé- coule de la plume du prophète. Seulement, pour lui, le Macédonien est Zoul-Karnain, c'est-à-dire le Bicorne voyez les médailles d'Alexandre, où, comme fils de Jupiter Ammon, il porte les cornes paternelles, et l'explication de ce nom de Zoul-Karnaïn vous sera donnée. Voici ce que dit Mahomet : « Zoul-Karnaïn, arrivé au pied de deux montagnes, y trouva des peuples qui ne comprenaient qu'à peine le langage oral. . » Ces hommes s'adressèrent à lui. D - O Zoul-Karnaïn! lui dirent-ils, les Yadgougs et les Madgougs ravagent nos terres. Nous te payerons un tribut si tu veux élever une muraille entre eux et nous. » Il répondit : > - Les dons du ciel sont préférables à vos tributs. Je satisferai à vos désirs; apportez-moi du fer, et en- tassez-le jusqu'à la hauteur de vos montagnes. » Puis il ajouta : > - Soufflez pour embraser le fer. » Puis il dit encore : )- verse. Apportez-moi de l'airain fondu, afin que je l'y » Les Yadgougs et les Madgougs ne purent désormais ni franchir ce mur, ni le percer. › Cela a été fait par la grâce de Dieu; mais, quand l'époque qu'il a désignée sera venue, il renversera ce mur. » Dieu n'annonce rien en vain. » Quelques historiens renchérissent sur le texte que INTRODUCTION 13 H nous venons de citer. Ils entrent dans les détails de la construction de ce mur : il était bâti de briques de fer et de cuivre, soudées ensemble et recouvertes d'une couche d'airain fondu. De temps en temps, les gardiens de ce mur venaient frapper à grands coups de marteau sur les portes d'airain, ce qui indiquait aux Madgougs et aux Yadgougs que le mur était bien gardé. Un demi-siècle après ce prétendu passage d'Alexan- dre, Pharnabase délivre la Géorgie de la domination des Perses, et fonde l'alphabet géorgien. De leur côté, Ar- taxias et Zaziadias profitent de la défaite et de la mort d'Antiochus le Grand pour délivrer l'Arménie du joug syrien. Cette mort laisse Hannibal sans appui. L'Armé- nie alors voit arriver le vainqueur de Trasimène et le vaincu de Zama. On bâtit sur ses plans la ville d'Ar- taxate, que détruira plus tard Corbulon, et que Tiri- date rebâtira sous le nom de Néronia, en l'honneur de Néron. Mais, deux cents ans avant cette reconstruction, Mirvan Ier fonde, en Géorgie, la dynastie des Nébro- tides, et Vagaschak, en Arménie, celle des Arsacides, qui bientôt s'emparent du trône de Géorgie. C'est ce Vagaschak, appelé par les historiens Ti- grane II, qui est le père de Tigrane le Grand, lequel se fait appeler le roi des rois, déclare la guerre aux Ro- mains, envahit la Cappadoce, conquiert la Syrie, mais rencontre Lucullus, qui le bat, lève sur lui un tribut de trente-trois millions de notre monnaie, et lui prend la Syrie, la Cappadoce et la petite Arménie, fait la Col- chide province romaine, remonte le Phase, parvient jusqu'aux montagnes de l'Elbrouz et du Kasbek, et ne 14 INTRODUCTION recule, lui et son armée, que devant les serpents des steppes de Moghan. Deux a s plus tard, Mithridate, battu par Pompée, traverse le Caucase, franchit le Don et se réfugie en Tauride. Il parlait les vingt-quatre langues de ses vingt- quatre peuples. Les Romains alors occupent la Géorgie, l'Imérétie et l'Albanie, aujourd'hui la Kakétie. Quant à l'Arménie, elle est conquise par Marc-Antoine, trente ans après la mort du roi de Pont. Enfin, le Christ naît, sans que cette naissance, qui va changer la face du monde, ait aucun retentissement dans le Caucase. Seulement, l'année même de la mort du Christ, Afgar, roi d'Édesse, se fait baptiser, et, sept ans après, saint André et saint Simon viennent prêcher la religion chrétienne dans le Meshi, aujourd'hui le dis- trict d'Akhaltsik. C'est la première révélation de ce grand sacrifice qui doit être, pour le monde moderne, ce que celui de Pro- méthée a été pour le monde antique. II DU CHRIST A MAHOMET I Les empereurs romains se sont succédé : Tibère a remplacé Auguste; Caligula, Tibère; Claude, Caligula. Néron est sur le trône depuis douze ans. Il voyage en Grèce comme musicien et comme poëte, ct recueille couronnes sur couronnes, tandis que Vindex rêve sa 1 ! INTRODUCTION 15 révolte des Gaules, et Galba son soulèvement d'Espagne. Corbulon, vainqueur des Parthes, envahit l'Arménie, prend et détruit Artaxate, cette seconde Carthage fon- dée par Annibal, et force Tiridate, que les Parthes ont nommé leur roi sans le consentement des Romains, à déposer la couronne pour la recevoir des mains de l'empereur. L'empereur, jaloux, fait dire à Corbulon de se tuer. Corbulon obéit en se passant, lui-même, à Corinthe, son épée au travers du corps. Treize ans après, la ville d'Erivan s'élevait sur le champ de bataille même où Erovant, qui avait chassé Ardaschès du tròne d'Arménie, est battu par les Perses. Un soldat de fortune, adopté par Néron, monte sur le trône romain, qui est devenu le trône du monde. Les peuplades caucasiques le voient apparaître l'année mème de son avénement, vainqueur de l'Arménie, de l'Ibérie et de la Colchide. Il donne un roi aux Albanais et dis- paraît dans la direction de l'Euphrate, où il va ébranler jusqu'en ses fondements l'empire des Arsacides, qui ne tombera que trois siècles plus tard. Ce parvenu, c'est l'homme sous lequel le monde se reposera un instant des règnes de Caligula, de Claude et de Néron. C'est Trajan. Un demi-siècle après, l'avant-garde des nations fauves entrevues par César, apparaît dans le Caucase. Ce sont les Goths, vainqueurs des Scandinaves, des Cimbres, des Venèdes, des Burgunds, des Lazes et des Finnois. Ils chassent devant eux les Alains, qui errent avec leurs troupeaux dans les vastes steppes que nous allons par- courir, et s'établissent sur les bords de la mer Noire, 16 INTRODUCTION où les Huns les rencontreront à leur tour et les dévore- ront en passant. Pendant ce temps, se fonde la nouvelle capitale de l'Arménie, Vagaschapade, aujourd'hui le village du même nom qui entoure le monastère d'Etschmiadzine. Mais à peine la ville est-elle achevée, que les Kashgars frappent à leur tour aux portes Caucasiennes, que ne garde plus la mémoire d'Alexandre. Ils viennent des plaines du bas Volga, traversent le défilé de Darius, la tradition voulait que ce fût ce roi des Perses qui eût donné son nom au Darial, se répandent dans l'Ar- ménie, après avoir forcé les Avares à se retirer dans les gorges de Guimry, où nous retrouverons leurs restes en gravissant les sommets du Karanaïe, et assis- tent à la révolution qui met les Sassanides de Perse sur le trône de Géorgie. - Vers la même époque, le lion couché aux bords du Tibre étend de nouveau sa griffe vers le Caucase. L'em- pereur Tacite, qui avait fait valoir, pour monter sur le trône romain, qu'il comptait le grand historien parmi ses ancêtres, avait été, à l'âge de soixante et dix ans, élu par le sénat. Il avait été élu, disait l'arrêté du sénat, à cause de ses vertus. Aussi fut-il assassiné au bout de six mois. Ces empe- reurs vertueux ne vont pas aux peuples en décadence. Pendant ses six mois de règne, il battit les Goths et repoussa les Alains dans les gorges du Caucase. Profitant de l'instant de repos que donne cette vic- toire, Tiridate II devient roi d'Arménie. Le chris- tianisme s'établit dans son royaume. Le monastère INTRODUCTION 17 d'Etschmiadzine est fondé à la voix de sainte Nina; les croix s'élèvent à la place des idoles. Tiridate meurt après avoir chassé les Kashgars de l'Arménie et de la Géorgie. Bakhouri Ier, roi de Géorgie, nous devrions dire, roi d'Ibérie, car la Géorgie proprement dite n'existe qu'à partir du XIIe siècle, et n'est nommée de ce nom que par Mekhisar d'Airivank, historien arménien qui vivait au xire;-Bakhouri Ier fait la guerre aux Perses, qui ont vaincu l'Arménie, laquelle est, d'un autre côté, menacée par les barbares du Nord. Ces derniers sont repoussés par Waghan Amatouni, qui les bat à Vagaschapade, sur le même champ de bataille où les Russes battront les Perses en 1827. Mais les Perses pénètrent à leur tour jusqu'au pied des montagnes du Caucase, et bâtissent une forteresse à l'endroit où, un siècle plus tard, le roi Vakhtang jet- tera les fondements de Tiflis. Pendant ce temps, l'Arménie arrête les bases de sa langue moderne, et la future Géorgie fonde son écriture sacrée. L'heure des Arsacides est arrivée ; cette dynastie, qu'a vainement voulu renverser Trajan, est remplacée par les Sassanides, qui succèdent aux rois Parthes et qui précèdent les califes musulmans. Son premier souve- rain voit Vakhtang-Gourgaslan monter sur le trône de Géorgie, fonder Tiflis, conquérir la Mingrélie et l'Abasie, repousser les Perses et soumettre les Osses et les Pet- chenègues. Vakhtang Ier meurt en 499, au moment où les Armé- niens se jettent dans l'hérésie, et où les Suèves, qui 18 INTRODUCTION vont être entraînés par les Huns dans leur course vers l'occident, apparaissent dans l'ancien royaume de Mi- thridate. C'est alors que le Caucase entend retentir, jusque dans ses vallées les plus profondes, les pas de ce peuple qui, dans sa marche, va couvrir la moitié du monde et em- plir l'autre de bruit. Il vient des grands plateaux du Thibet, au nord du désert de Kobi; il a soumis les Mandchoux, forcé les Chinois d'élever la grande muraille, et, séparé en deux hordes immenses, il se répand, comme un double déluge, aux deux côtés de la mer Caspienne. Les uns s'arrêteront sur les bords de l'Oxus, dans le Turkestan actuel, où ils auront pour capitale l'ancienne Bactriane, et finiront, après avoir longtemps lutté contre les Perses, par se confondre avec les Turcs. Ce sont les Huns blancs ou Ephtalites. Les autres, les Huns noirs ou Cidarites, s'arrêteront un instant à l'ouest de la mer Caspienne, entre l'em- bouchure du Terek et Derbend; puis ils forceront à leur tour les portes du Darial, dont les gonds sont brisés par les Kashgars; se répandront vers l'occident, traverseront les Palus-Méotides, guidés par une biche qui leur montrera le chemin qu'ils doivent suivre pour ne pas s'engloutir dans ces vastes marais. Puis, après avoir subjugué les Alains, détruit l'empire des Goths, ils iront se briser dans les plaines de la Champagne contre la Gaule qui meurt, contre la France qui naît. Derrière eux commence la chronologie arménienne et se fonde la dynastie des Bagratides, dont la famille est déjà célèbre depuis plus de douze cents ans. Tout à coup, un ennemi auquel on ne songeait pas INTRODUCTION 19 apparaît dans les régions caucasiques et s'empare de Tiflis. C'est l'empereur Héraclius, cet infatigable discuteur en théologie; fils d'un exarque d'Afrique, il a renversé Phocas, s'est fait proclamer empereur en 610; mais, de 610 à 621, son règne n'a été qu'un long désastre. Les Avares lui ont pris l'Asie Mineure et les Perses l'Égypte. Presque réduit aux murs de Constantinople, il a fait un suprême effort; il s'est mis à la tête de son armée, a battu Chosroès II, reconquis l'Asie Mineure et a pénétré jusqu'au pied du Caucase. Mais, pendant qu'il remonte vers le nord, les lieute- nants du calife Abou-Bekre lui prennent Damas. Jéru- salem se rend au calife Omar; la Mésopotamie, la Syrie et la Palestine se détachent de lui. En compensation de ces revers, c'est à lui que Dieu réserve la gloire de recouvrer la vraie croix. Il la reçoit des mains de Syroès. Alors vient le tour des Arabes. C'est l'époque des grands mouvements des peuples. On dirait que chaque nation, mal à l'aise dans le berceau que la naturè lui a fait, va chercher d'autres dieux et une autre patrie. Les Arabes apportent la parole de Mahomet, qui vient de fonder leur empire. Ils se sont emparés de la Syrie, de l'Égypte, de la Perse. Ils marchent, à travers l'Afrique et l'Espagne, sur la France, et, si Dieu, à l'heure qu'il est, ne leur préparait pas Charles Martel, la tête et la queue du serpent oriental se fussent un jour, malgré Sobiesky, rejointes à Vienne. " Mais, tandis que Justinien II, à qui ses sujets ont coupe le nez un jour de révolte, se réfugie dans l'ile de Taman, 20 INTRODUCTION tandis que Mourvan le Sourd fait invasion en Arménie et en Géorgie, que les Géorgiens arrêtent leur chrono- logie de la fête de Pâques de l'an 780, un nouveau peuple se forme de l'autre côté du Caucase, qui prendra un jour, sur la terre, plus de place que n'en aura pris au- cun des anciens peuples qui l'auront précédé. Ce peuple, à peu près ignoré des Romains, qui, après avoir renversé les murailles de tous les peuples, ont été frapper aux portes du monde inconnu, est le peuple slave, qui, parti de la Russie méridionale, a fini par envahir tout le pays qui s'étend d'Arkhangel à la Caspienne, c'est-à-dire de la mer de glace à la mer de feu. Vainement les Goths, les Huns, les Bulgares s'étaient-ils, pendant quatre siècles, disputé le terrain et répandus du Volga au Dnieper, l'établissement de leurs empires successifs n'avait été qu'une halte. Comme des torrents un instant arrêtés, ils avaient repris leur cours, les uns vers l'oc- cident, les autres vers le midi, et, au milieu de cette inondation, on avait vu s'élever Novgorod la Grande et Kiev, qui, du haut de leurs murailles, regardaient s'é- couler ces vagues qui en avaient un instant battu le pied. Enfin, en 862, les Slaves avaient appelé au trône de leur empire les trois princes varègues, Rourik, Sinaf et Trouvor. Rourik avait rapidement succédé à ses deux frères, et était mort, laissant la régence de son fils Igor à son frère, homme de génie qu'on appelait Oleg, lequel, après avoir conquis Smolensk et Liou- bitch, rendu tributaires les Serviens, les Radimitches, les Déréviens, avait conduit vers Constantinople deux mille de ces hommes qu'il avait dressés à ne s'arrêter INTRODUCTION 21 devant aucun obstacle et à ne reculer devant aucun danger. Constantinople avait eu peur, en voyant celui qu'elle appelait un barbare clouer contre sa porte, avec un poignard, les conditions de sa retraite : Léon VI avait souscrit à ces conditions et les Russes s'étaient retirés. Mais, en passant, ils s'étaient emparés de la forteresse de Barda, qui est aujourd'hui un village du district d'Elisabethpol. C'était un pied-à-terre qu'ils gardaient dans la Géorgie. Aussi, trente ans plus tard, firent-ils une invasion dans le Tabaristan et la terre de naphte. Le chemin était frayé. Le grand-duc Sviatoslaf traverse alors tout le Kouban et vient jusqu'au pied du Caucase battre les Ossètes et les Tcherkesses. Une garnison russe reste à Taman. Pendant ce temps, Bagratz III, roi d'Abasie et de Karthli, fonde la cathédrale de Koutaïs. Dans une des inscriptions gravées sur ses murailles, on trouve les premières traces des chiffres arabes. La cathédrale de Koutaïs porte la date de l'an 1003. Vous avez vu les Russes s'emparer de la forteresse de Barda en 914, pénétrer dans le Tabaristan en 943, battre les Ossètes et les Tcherkesses en 967 et laisser une garnison à Taman. En 1064, Rotislaf Vladimirovitch se fait de cette île une principauté souveraine. Pendant que les Russes s'avancent, marchant du nord au midi, les Turcs arrivent du midi au nord. Ce sont les Seldjoucides, sortis des steppes du Turkestan. Ils sont commandés par Arslan, neveu de Togroul-Beg, qui 22 INTRODUCTION vient de mourir à Bagdad, dont il s'est rendu maître. Il s'empare de l'Asie Mineure, de l'Arménie et de la Géorgie. La masse granitique du Caucase les séparc encore des Russes. Quand les deux géants sc seront pris corps à corps, Hercule et Antée ne se lâcheront plus. Il est pro- bable que la Russie est Hercule et que la Turquie cora Antée. Par bonheur pour la Géorgie, un de ses plus grands rois monte sur le trône c'est David III, dit le Sage. Il oppose barbares à barbares, pousse les Kashgars contre les Turcs; et, après avoir délivré son pays, il laisse le trône à Démétrius Ier, qui dévaste la ville de Derbend et lui enlève ses portes de fer, qu'il dépose dans le monas- tère de Gelatz, où nous en voyons encore une aujour- d'hui. L'autre a été enlevée par les Turcs. Enfin, de 1184 à 1212, règne la reine Tamara. C'est la grande époque géorgienne. L'illustre amazone, dont le nom est resté populaire sur les deu:: versants du Cau- case, bat les Arméniens, les Turcs et les Persans, sou- met les montagnards que nul n'a soumis avant elle, que nul ne soumettra probablement après elle, les baptise bon gré malgré, et finit par se marier avec le prince russe, fils d'André Bagaloubski. A peine est-elle déposée dans ce glorieux tombeau que chantent encore aujourd'hui les poëtes géorgiens, qu'on entend un grand bruit du côté de l'orient. Ce sont les Mongols de Tchengis-Khan, lequel, après avoir conquis la Chine septentrionale et la Perse orientale, vient borner sa course à Tauris dans l'Iran. Les dernières vagues de INTRODUCTION 23 cette grande invasion battent la Géorgie, mais sans la submerger. Il n'en est point de même de Timour-Lang, son descen- dant par les femmes : après avoir soumis toute l'Asie à l'est de la mer Caspienne, envahi la Perse, remonté jus- qu'aux steppes des Kirghis, il traverse le Daghestan et la Géorgie, longeant les deux bases du Caucase, qui sem- blent un large écueil écartant des vagues de barbares. Mais il ne fait que passer. Il est vrai que sur son pas- sage il a tout ravagé, comme eût fait un torrent ou un incendie; il va détruire Azof. Puis il part pour l'Inde, livre la bataille de Delhi, remplit l'Indoustan de sang et de ruines, revient vaincre et faire prisonnier Bajazet à Ancyre, se retourne vers la Chine, qu'il veut conquérir à la tête d'une armée de deux cent mille hommes, et meurt en chemin à Otrar, sur le Si-Houn. Pendant ce temps, Alexandre Ier divise la Géorgie entre ses fils, et commence le deuxième royaume d'Imérétie. Un grand événement vient de s'accomplir. - La vieille Byzance, ravagée et détruite sous Septime Sévère, rebâtie et restaurée sous Constantin, qui lui donne son nom, seconde capitale du monde sous les empe- reurs romains, - première capitale d'Orient sous les empereurs grecs,-assiégée inutilement par les Avares, par les Perses et les Arabes, rachetée des Varègues, - prise par les croisés, qui y fondent l'empire latin,- reprise par Michel Paléologue, qui y établit l'empire grec, vient de tomber aux mains d'un nouveau maître. - Mahomet II s'en empare en 1453 et en fait la capitale de l'empire ottoman. 24 INTRODUCTION III DE MAHOMET II A SCHAMYL Les populations du Caucase, ayant en tête les Colchi- diens, envoient au vainqueur des députations pour le féliciter. Les Arméniens obtiennent de lui que leur patriarche aura un trône à Constantinople. De leur côté, les populations chrétiennes se rattachent aux puissances chrétiennes. Le roi de Kakétie, Alexan- dre, envoie une ambassade à Ivan III, qui est occupé à chasser les Tatars de la Russie. C'est que les populations chrétiennes du Caucase sont menacées, non-seulement par les Turcs, ce nouvel en- nemi qu'elles ont déjà entrevu, mais encore par leurs vieux ennemis, les Perses. Ismaël Séfy, premier des schahs de Perse de la dynas- tie des Sofis, a pris le Chirvan et la Géorgie. C'est sans doute ce qui détermine les habitants de la montagne de Bectar, près de Petigorsk, à se rendre à Ivan le Terrible, qui vient de prendre Kasan, l'année précédente, c'est-à-dire en 1552. Trois ans après, Ivan le Terrible épouse Marie, fille de Temrouk, prince tcherkesse. Rien d'étonnant dès lors à ce que les Russes fondent sur la mer Caspienne, au pied des montagnes du Cau- case, la forteresse de Tarki. De leur côté, Perses et Turcs, au lieu de se détruire, comme l'avaient un instant espéré les populations chré INTRODUCTION 25 tiennes du Caucase, se partagent la plaine et la mon- tagne. Les Perses prennent Schoumaka, Bakou, Derbend, avec lesquelles ils communiquent par le littoral de la mer Caspienne. Les Turcs p ennent Tiflis, l'Imérétie, la Colchide et fondent Poti et Redout-Kaleh. Noyé dans ce débordement, le roi de Kakétie, Alexan- dre II, demande l'amitié de Fodor Ivanovitch, ce pauvre tzar d'un instant, qui s'en va mourant de la fièvre, aux mains de son terrible tuteur, Boris Godounof. Mais, pendant ce temps, s'accomplissait en Perse une révolution dont la Géorgie allait éprouver le contre- coup. Schah-Abbas, qui régnait sur la province du Kho- rassan, s'empare du trône de Perse, d'où il renverse son père, tue ses deux frères, apparaît au pied du Caucase, chasse les Turcs de Tiflis, s'établit à leur place, et revient mourir à Ispahan, dont il fait la capitale de son empire. Il va sans dire qu'un homme qui a détrôné son père et tué ses deux frères, a mérité un titre à part. L'histoire le nomme Schah-Abbas le Grand. Sur l'autre versant du Caucase, les Russes poursui- vent leur œuvre. Boutourline et Pleinhief font des ex- cursions dans les propriétés du chamkal, c'est-à-dire sur les terres qui s'étendent de Temirkhan-Choura à Tarki, et le roi de Karthli, Georges, commence à payer l'impôt à Boris Godounof. " Vers le même temps, Schah-Abbas, pour mériter de plus en plus son titre de grand, dévaste la Kakétie à ce point que son roi, Tymourah Ier, prie le tzar Michaël Foederovitch-le premier Romanof régnant de l'aider contre les Perses. T. 1. - 2 26 INTRODUCTION On sait en politique quelles sont les suites d'une pa reille demande. Vingt ans plus tard, la Kakétie était une province de l'empire de Michaël Foederovitch, avec permission de garder ses souverains. Georges III, roi d'Imérétie, Mania II, possesseur de la Gourie, et le dadian de Mingrélie font avec la Russie le même traité. Alors, Alexis Michaëlovitch comprend que la chose vaut la peine de s'en occuper. Il vient à Koutaïs (1) et y reçoit la soumission de ses nouveaux alliés. C'est le titre que l'on donne à ces rois vassaux. A son tour, Tymourah, roi de Kakétie, voyage en Russie. Il y est reçu en roi. Le passage du Darial de- vient une grande route. Par cette grande route, les Ar- méniens reçoivent la permission de faire passer en Russie leurs soies et les soies des Perses. L'exemple est suivi par Pierre le Grand, qui veut ajou- ter deux mers à son empire. Moussine Pouschkine reçoit de lui l'ordre d'établir des relations de commerce avec Derbend et Schoumaka. Cette mesure produit ses fruits. En 1718, le chamkal de Koumouck se met sous la protection de Pierre, et les maîtres du Karaback lui envoient une ambassade La Russie est à la porte de Derbend. Trois ans après, le 23 août 1722, cette porte s'ouvre. Nous verrons dans la ville d'Alexandre la petite maison qu'y a habitée le vainqueur de Poltava, et les canons qu'il y a transportés de sa fabrique de Voronėje. Pierre revient par le Daghestan, et, reconnaissant au (1) Ce voyage est contesté par quelques historiens. INTRODUCTION 27 Seigneur d'avoir atteint son but, il fonde entre les trois rivières du Kouassou, du Soulak et d'Agrakan, une for- tcresse à laquelle il donne le nom de Sainte-Croix. Il a laissé à Derbend un commandant des bords de la mer Caspienne; l'année suivante, le général Mathuskine -c'est le nom du commandant occupe Bakou. A mesure que Pierre Ier s'avance au midi, les Turcs remontent vers le nord. Tiflis, qu'ils avaient aban- donnée à Schah-Abbas le Grand, est reprise par eux, et le roi Vacktang VI, accompagné d'un grand nombre de Géorgiens, se réfugie en Russie. C'est un exemple pour le prince de Kabardah, qui se met sous la protection de l'impératrice Anne-Ivanovna. Mais un grand homme reparait dans la monarchie perse, en même temps qu'un grand homme a disparu dans la monarchie russe. — Un conducteur de chameaux se fait chef de brigands, s'empare à main armée du Kho- rassan, à la faveur des troubles qui, en 1722, suivent la chute de Hussein; entre avec sa bande au service de Thamasp, fils de Hussein; enlève Ispahan; se popularise par ses victoires; prend le nom de Thamasp-Kouli-Khan, c'est-à-dire de chef des serviteurs de Thamasp; dépose ce prince, le remplace par son fils, âgé de huit mois, qui ne tarde pas à mourir; se fait proclamer empereur sous le nom de Nadir-Schah; reprend Bakou et Derbend; chasse les Turcs de la Kakétie et de Karthli; reconquiert Tiflis et Erivan; traverse en vainqueur le Daghestan; punit Derbend, qui s'est révoltée contre lui; retourne pour soumettre le Kandahar; attaque le Grand Mogol dans l'Indoustan, prend Delhi, en rapporte un butin évalué à cinq milliards de notre monnaie, et finit par être assas- 28 INTRODUCTION siné au mois de juin 1747, c'est-à-dire vers l'époque où Héraclée, roi de Géorgie, bat les Perses près d'Erivan, et où Tymourah II, roi de Karthli, meurt à Astrakan, où il s'est réfugié. Enfin Catherine II monte sur le trône, fonde le gouvernement civil de Kislar, et fait transpor- ter cinq cent dix-sept familles de Cosaques du Volga et cent familles de Cosaques du Don, sur le Terek, en forme le régiment des Cosaques de Mosdock, et donne à chacun des soldats qui le composent un rouble, un sabre et une masse d'honneur. Nous les rencontrerons sur notre route, et nous nous arrêterons chez eux. - Dès lors, la Russie agit à peu près en maîtresse chez ies populations caucasiennes. Le général Totleben fait une invasion en Mingrélie, et remporte sur les Turcs la victoire de Koutaïs. Quatre ans après, le traité de Koutchouck-Kaynardji délivre des Turcs la Géorgie et l'Imérétie; mais la ligne militaire russe se forme entre Mosdock et Azof; les stanitzas cosaques sont fondées, et les habitants de Kasi- Koumouck sont punis pour avoir fait prisonnier le voyageur russe Gmelin. En 1781, la Turquie cède définitivement à la Russie la Crimée et le Kouban. En 1782, le roi d'Imérétie, Salomon Jer, meurt. En 1783, en même temps que Souvarof soumet les hordes de Tatars Nogaïs, Catherine prend sous sa pro- tection Héraclée, roi de Kakétie et de Karthli. En 1785 est créée la lieutenance du Caucase, com- posée des districts d'Ekaterinogratz, de Kislar, de Mosdock, d'Alexandrof et de Stavropol. Ekaterinogratz est institué chef-lieu de la lieutenance. INTRODUCTION 29 Les étrangers reçoivent la permission de s'établir dans le gouvernement du Caucase, d'y travailler et de faire le commerce en toute liberté. Enfin, en 1801, l'empereur Paul rend un oukase qui réunit la Géorgie à la Russie, et son successeur, Alexan- dre Ier, en rend un autre qui lui donne pour gouverneur le général Knoring. Vers le même temps où mourait, assassiné au palais Rouge, à Saint-Pétersbourg, le fils de Catherine II, naissait à Guimry, au milieu de ce débris du peuple avare, démembrement de la famille lesghienne, retirée dans les montagnes du Daghestan pour y conserver sa liberté, un enfant qui reçut le nom de Schamouil-Effendi. Cet enfant, c'est Schamyl. IV ÉPOQUE MODERNB. Depuis que le regard pénètre dans l'histoire du Cau- case, on voit la gigantesque chaîne de montagnes offrant ses vallées comme un refuge aux proscrits de toutes les causes et de toutes les nations. A chaque nouvelle marée de barbares qui monte : Alains, Goths, Avares, Huns, Kashgars, Persans, Mon- gols, Turcs, un flot humain gravit les pentes extérieures du Caucase et redescend dans quelque gorge, où il s'arrête, se fixe, s'établit. C'est un nouveau peuple qui vient s'ajouter aux autres peuples; c'est une nationalité nouvelle qui vient se joindre aux autres nationalités. 30 INTRODUCTION Demandez à la plupart de ces peuples de qui ils des cendent, ils ne le savent pas; depuis combien de temps ils habitent leur vallée ou leur montagne, ils l'ignorent. Mais ce qu'ils savent tous, c'est qu'ils se sont retirés là pour conserver leur liberté, et qu'ils sont prêts à mourir pour la défendre. Si vous leur demandez : -Combien de peuplades différentes formez-vous depuis la pointe de l'Apcheron jusqu'à la presqu'île de Taman? Autant vaut compter, diront-ils, les gouttes de rosée qui tremblent à l'herbe de nos prairies après une aurore de mai, ou les grains de sable que soulèvent les ouragans de décembre. Et ils ont raison. L'oeil se trouble à les suivre dans les plis de leurs montagnes; l'esprit se perd à chercher les différences de races qui se subdivisent en familles. Quelques-uns de ces peuples, comme les Oudioux, parlent une langue que non-seulement personne ne comprend, mais encore qui n'a sa racine dans aucune langue connue. Voulez-vous que nous tentions de compter ces tribus différentes, et de vous dire de combien d'hommes cha- cune d'elles se compose aujourd'hui ? Soit; nous allons l'essayer. Race abkase. Elle se divise en quatorze - familles, et donne Race souanète. familles, et donne. - Elle se divise en trois • A reporter. Individus. 144,552 1,639 146,191 INTRODUCTION 31 Individus. Report. Ra ce adique ou tcherkesse. en seize familles, et donne ― Face ubique. milles, et donne . Race nogaïs (1). familles, et donne. --- · • Elle se divise Elle se divise en trois fa- - · Elle se divise en cinq Race ossète. Elle se divise en quatre fa- - milles, et donne • Race tchetchène. Elle se divise en vingt - et une familles, et donne . Races touschine, pchave et chevsoure. - Elles se divisent: Touschine, en trois familles qui donnent. Pchave, en douze familles, qui donnent Chevsoure, en quatre familles, qui don- nent. - Race lesghienne. Elle se divise en trente- sept familles, qui donnent. - 122 familles. 146 191 290,549 25,000 44,989 27,339 117,080 4,079 4,232 2,505 397,701 1,059,665 En tout: 11 races, La race abkase s'étend sur le versant méridional du Caucase, sur les bords de la mer Noire, de la Mingrélie à la forteresse Gagri; elle s'appuie au mont Elbrouz. La race souanète s'étend le long de la première partie du fleuve Ingour; elle descend jusqu'aux sources du Zhéniszkale (2). (4) Ne pas confondre avec les Tatars Nogais des steppes depuis longtemps soumis à la Russie. (2) En géorgien: l'eau du cheval. 32 INTRODUCTION La race adique ou tcherkesse s'étend du mont Kouban aux embouchures du fleuve du même nom, puis s'al- longe vers la mer Caspienne, en occupant la grande et la petite Kabardah. a race ubique s'étend entre l'Abasie et le fleuve Souépa. La race nogaïs est enfermée entre le gouvern ment de Stavropol et les Tcherkesses. La race ossète s'étend entre la grande Kabardah et le mont Kasbek. Le défilé du Darial la borne à l'est et le mont Ouroutpich à l'ouest. La race tchetchène s'étend de Vladikavkas, à Temir- khan-Choura, et du mont Barboulo au Terek. Les Touschines s'étendent des sources du Kouassou aux sources de la rivière Yora. Enfin, la race lesghienne occupe le Lesghistan, c'est- à-dire tout l'espace compris entre le fleuve Samour et le Kouassou. Un lien politique eût difficilement réuni des hommes d'origine, de mœurs, de langues si différentes Il fallait un lien religieux. Kasi-Moullah fonda le muridisme. Le muridisme, qui se rapproche du wahabisme, est au mahométisme ce que le protestantisme est à la reli- gion chrétienne : une sévérité plus grande introduite dans la loi. De son nom, ses apôtres s'appellent murchites, et les adeptes mur des. Le préccpte absolu de la religion muride est l'abandon le plus complet des biens de ce monde, pour la contem- plation, la prière et le dévouement. 4 INYRODUCTION 33 Ce dévouement, qui est d'un pour tous et de tous pour un, ressort de la plus complète démocratie, mais a pour base première obéissance absolue aux ordres du chef, c'est-à-dire à l'imam. Un muride doit obéir à l'imam sans discuter, sans raisonner, l'imam lui ordonnàt-il l'assassinat, l'imam exigeât-il le suicide. C'est la soumission passive du jésuite à son général, de l'assassin au Vieux de la Montagne. Un des premiers besoins du montagnard est de fumer. Un jour, Schamyl ordonna que personne ne fumât plus, et que l'argent destiné à l'achat du tabac fût employé l'achat de la poudre. Personne ne fuma plus. Kasi-Moullah employa vingt années à établir son pou- voir sur ces bases. A peine savait-on son existence, à peine connaissait-on son nom dans la plaine, qu'il était déjà absolu dans la montagne. Un jour, le 1er novembre 1831, il se révéla par un coup de tonnerre il descendit des montagnes, fondit sur la ville de Kisslar, la dévasta, et coupa six mille têtes. Enhardi par ce coup de main, il bloque Derbend; mais, cette fois, il est repoussé et rentre dans ses montagnes. Dans ces expéditions, il avait à ses côtés un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, nommé Schamouil- Effendi; ce jeune homme savait lire et écrire, affectait une grande piété, et Kasi-Moullah, après l'avoir choisi pour nouker, avait fini par le prendre pour muride. De son écuyer, Schamouil-Effendi était devenu son disciple. Ce jeune homme, sur lequel la faveur de Kasi-Moullah 34 INTRODUCTION attirait les yeux, était né, disait-on, à Guimry. Quelques- uns prétendaient l'avoir vu danser et chanter dans le café et sur la place de ce village. Mais, de quinze à vingt ans, il avait disparu, et nul ne pouvait dire où il avait passé ces cinq années. D'autres assuraient que c'était un esclave qui avait échappé aux Turcs et s'était réfugié dans les monta- gnes. Cette seconde version était peu accréditée e passait pour être répandue par ses ennemis; car, tout jeune qu'il était, sa faveur près de Kasi-Moullah lui avait déjà fait des ennemis. Les succès et la hardiesse de Kasi-Moullah lui étaient venus de ce que les Russes avaient été obligés de faire la guerre à deux nouveaux, ou plutôt à deux vieux en- nemis, les Persans et les Turcs. Le 6 septembre 1826, la guerre avait été déclarée par la Turquie à la Perse; le 13 septembre de la même an- née, le général Paskevitch avait battu les Persans à Elisabethpol; le 26 mars 1827, le général Paskevitch avait été nommé commandant en chef du Caucase; le 5 juillet de la même année, on avait battu Abbas-Mirza près du village de Djavan-Boulai; le 7 juillet, on avait pris la forteresse d'Abbas-Abada, le 20 septembre celle de Sardah-Abada, le 1er octobre celle d'Erivan. Enfin, on avait passé l'Araxe, pris les villes d'Ardebel, de Ma- ragni, d'Ourmia, et, le 10 février 1828, on avait signé un traité de paix dans le Turkmenchay. Par cette paix, les khanats d'Erivan et de Nachvan revenaient à la Russie. Les Turcs avaient succédé aux Perses. Le 14 avril de INTRODUCTION 35 la même année, la guerre leur avait été déclarée. Le 11 juin, on leur avait pris la forteresse d'Anapa, le 23 Kharse, le 15 juillet Poli, le 24 juillet Akhalkalak, le 26 Hertwis, le 15 août Akhaltsik, le 28 août Bajazid. Enfin, en 1829, le 20 juin, le général Paskevitch remporte sur les Turcs, au village de Kaidi, une vic- toire décisive; le 2 septembre, la paix est signée à An- drinople, et, par cette paix, la Turquie cède à la Russie toutes les forteresses qui lui ont été prises pendant la guerre. La paix faite avec la Perse, les Turcs battus, les Russes respirèrent. Il fut décidé que le général baron Rosen fe- rait une expédition dans le Daghestan, et descendrait dans l'Avarie et la Tchetchénie. On descendit, en effet, par la montagne du Karanaïe et l'on mit e siége devant Guimry. Il faut avoir vu un de ces villages montagnards pour savoir ce que c'est qu'un siége. Chaque maison, créne- lée, est une forteresse attaquée et défendue, qu'il faut prendre à travers des vagues de feu. Guimry fut défendu avec acharnement; Kasi-Moul- lah, Gamsah-Beg, son lieutenant, et Schamouil-Effendi étaient là. Guimry fut pris, Gamsah-Beg s'échappa; Kasi-Moullah tué, Schamouil-Effendi légèrement blessé, restèrent sur le champ de bataille Pourquoi, légèrement blessé, Schamouil-Effendi res- tait-il sur le champ de bataille? Pour deux raisons: son cheval avait été tué sous lui, et sa blessure ouverte, son corps tout couvert de sang, devaient faire croire aux Russes qu'il était mort et amener son salut. 36 INTRODUCTION Ce fut ce qui arriva. Puis il avait un autre motif. Dès que les Russes eurent quitté le champ de bataille, ce qui eut lieu à la tombée de la nuit, il se leva, chercha le corps de son maître, qu'il avait vu tomber, le retrouva et l'assit dans la position d'un homme qui est mort en priant, et qui prie même après sa mort. Cette bataille avait coûté la vie à Kasi-Moullah, c'est vrai, mais c'était en même temps le triomphe du mu- ridisme, et Schamouil-Effendi comptait fort sur le mu- ridisme pour sa future élévation. En effet, il rejoignit ses compagnons, leur donna Kasi- Moullah pour un martyr dont il avait reçu les dernières instructions et recueilli le dernier soupir, et, sans se présenter encore comme son successeur, commença de s'appeler son disciple bien-aimé. Les montagnards, ramenés sur le champ de bataille après le départ des Russes, y trouvèrent le cadavre de Kasi-Moullah dans la posture que Schamouil avait dite, et personne ne douta plus que Schamouil, l'ayant assisté à ses derniers moments, n'eût reçu ses instructions su- prêmes. Cependant l'heure n'était pas encore venue pour Scha- mouil. Il sentait qu'il y avait entre lui et l'imamat un obstacle vivant et infranchissable. C'était Gamsah-Beg, ce lieutenant de Kasi-Moullah dont nous avons déjà parlé. Gamsah-Beg lui-même, quelle que fût sa popularité, n'était pas sûr d'hériter du suprême pouvoir. Il dut à son audace d'atteindre son but. Lorsqu'il connut, d'une manière certaine, la mort de INTRODUCTION 37 · Kasi-Moullah, il envoya à tous les moullahs du Da- ghestan l'invitation de se rassembler dans le village de Karadach, où il allait se rendre lui-même pour leur annoncer une importante nouvelle. Les invités vinrent au rendez-vous. A midi, c'est-à-dire à l'heure où les muezzins appellent les fidèles à la prière, Gamsah-Beg entra dans le village, accompagné de ses murides les plus braves et les plus dévoués. Il marcha hardiment à la mosquée, fit son hommage, et, se retournant vers le peuple, il dit d'une voix ferme et élevée : - Sages compagnons du tharicat (1), respectables moullahs, et chefs de nos illustres associations, Kasi- Moullah est tué, et maintenant il prie Dieu pour vous. Soyons-lui reconnaissants de son dévouement à notre cause sainte; soyons plus braves encore, puisque sa bravoure n'est plus là pour seconder la nôtre. Il nous protégea dans nos entreprises, et, puisqu'il nous a pré- cédés là-haut, il ouvrira de sa main les portes du paradis à ceux de nous qui mourront en combattant. Notre croyance nous ordonne de mener la guerre contre les Russes, afin de délivrer nos compatriotes de leur joug. Qui tuera un Russe, c'est-à-dire un ennemi de notre sainte religion, goûtera la félicité éternelle; qui sera tué dans le combat, sera porté par les bras de la Mort dans ceux des houris bienheureuses et toujours vierges. Re- (1) Le muridisme, sur lequel nous reviendrons, se sépare en deux parties chariat et tharicat; nous donnerons l'explica- tion de chacun de ces deux mots. T. 1. 3 38 INTRODUCTION tournez chacun dans vos aouls, rassemblez le peuple, transmettez-lui les conseils de Kasi-Moullah, dites-lui que, s'il ne tente pas de délivrer la patrie, nos mosquées se changeront en églises chrétiennes, et que les infidèles nous subjugueront tous. Mais nous ne pouvons pas rester sans iman. Schamouil-Effendi, le bien-aimé de Dieu, qui a reçu les dernières paroles de notre brave chef, vous dira que ses dernières paroles ont été pour me nommer son successeur. Je déclare aux Russes la guerre sainte, moi qui, à partir de cette heure, suis votre chef et votre imam. Parmi ceux qui assistaient à cette réunion et qui écou- taient ces paroles, beaucoup étaient opposés à l'avène- ment de Gamsah-Beg au suprême pouvoir. Des murmures se firent donc entendre. Alors, Gamsah-Beg fit un signe de la main pour com- mander le silence. - On lui obéit. Musulmans, dit-il, je vois que votre croyance com- mence à s'affaiblir; mon devoir d'imam m'ordonne de vous remettre dans la voie de laquelle vous vous écartez. Obéissez à l'instant même, sans murmure; obéissez à la voix de Gamsah-Beg; ou Gamsah-Beg vous fera obéir à son poignard! Le regard résolu de l'orateur, son kandjar tiré hors du fourreau, ses murides déterminés à tout, imposèrent silence à la foule. Pas une voix n'osa protester, et Gamsah-Beg sortit de la mosquée, sauta sur son cheval, et, proclamé imam par lui-même, retourna à son camp, escorté de ses murides. INTRODUCTION 39 F Le pouvoir spirituel de Gainsah-Beg était établi, res- tait à établir le pouvoir temporel. Ce pouvoir était tenu par les khans de l'Avarie. Scha- mouil-Effendi, devenu lieutenant de Gamsah-Beg, comme celui-ci avait été le lieutenant de Kasi-Moullah, lui per- suada, assure-t-on, qu'il fallait à tout prix se débarrasser des maîtres légitimes du pays. Beaucoup, au contraire, prétendent que ce conseil fut donné à Gamsah-Beg par Aslan, khan de Kasi-Kou- mouck, ennemi particulier des khans d'Avarie. Voici quelle était la situation de ces khans : C'étaient trois jeunes gens, orphelins de leur père, e} qui avaient été élevés par leur mère Pakou-Bike. Ils se nommaient Abou-Nounzale, Oumma-Khan, et Boulatch- Khan. En même temps qu'eux, la mère avait élevé Gamsah- Beg, qui se trouvait être, sinon leur frère de sang, du moins leur frère de reconnaissance. Ils avaient reculé devant l'invasion russe et s'étaient réfugiés à Khunsack. Gamsah-Beg attaqua les Russes, les harcela jour et nuit, et les inquiéta de telle façon, qu'ils furent forcés de quitter l'Avarie, laissant deux ou trois villages complé tement détruits. Gamsah-Beg alla placer son camp près de Khunsack, et prévint les jeunes khans de sa présence en les invitant à venir le visiter. Ceux-ci vinrent sans défiance; ils croyaient se rendre à l'invitation d'un ami. Mais à peine furent-ils dans le camp près de Gamsah- Beg, que les noukers de celui-ci tombèrent sur eux à coups de schaskas et de kandjars. 40 INTRODUCTION Les trois jeunes gens étaient braves, quoique le troi- sième fût encore un enfant; ils avaient une suite dé- vouée ce ne fut donc pas un meurtre facile, ce fut un combat acharné. Ils finirent par succomber, moins le troisième, qui fut pris vivant; mais, en succombant, ils tuèrent, à Gamsah-Beg quarante hommes, au nombre desquels était son frère. C'était un nouvel obstacle de moins sur la route de Schamouil-Effendi. Le frère de Gamsah-Beg pouvait avoir, sinon des droits, du moins des prétentions à lui succéder. Mais nous avons dit que le troisième des jeunes frères, Boulatch-Khan, avait survécu. Tant qu'il vi- vait, Gamsah-Beg ne pouvait être légitimement khan d'Avarie. Cependant le meurtrier, qui n'avait pas hésité à faire tuer les deux autres frères quand ils étaient armés et en état de se défendre, hésitait à faire tuer un enfant pri- sonnier, et son captif. Sur ces entrefaites, vers la fin de 1834, Gamsah-Beg fut assassiné à son tour. Le regard de l'historien pénètre difficilement dans ces sombres gorges du Caucase. Tout bruit qui en sort, et qui pénètre jusqu'aux villes, n'est qu'un écho qui subit les modifications que lui impriment et la distance et les accidents du terrain. Or, voici ce qu'on raconte de cet assassinat. Nous redisons la légende d'après le bruit public, tout en invi- tant nos lecteurs à se défier des préventions que les Russes nourrissent naturellement contre leur ennemi, INTRODUCTION 41 - préventions qui se traduisent parfois par des calom- nies. Après l'assassinat des jeunes khans, Gamsah-Beg s'était établi dans leur palais, à Khunsack. Ces jeunes gens étaient fort aimés de leurs sujets, qui virent, dans la première action du meurtrier, une trahison infàme; dans la seconde, un sacrilége impie. On commença donc de murmurer contre Gamsah- Beg. C'est ici que nous cessons d'affirmer les faits que nous racontons. Les résultats seuls sont certains; les détails restent obscurs. Schamouil-Effendi aurait entendu ces murmures et compris tout le parti qu'il en pouvait tirer. - Alors, excités par lui, Osman-Soul-Hadjief et ses deux petits-fils, Osman et Hadji-Mourad, retenez bien ce dernier nom, celui qui le porte est appelé à jouer un grand rôle dans notre récit, · ourdirent une conspira- tion contre Gamsah-Beg. Le 19 septembre approchait; c'est un jour de grande fête chez les musulmans. Comme imam, Gamsah-Beg devait chanter la prière dans la mosquée de Khun- sack. Ce jour et cette place furent choisis par les conspira- teurs pour accomplir leur dessein. Plusieurs avis de cette conspiration parvinrent à Gamsah-Beg; mais il n'y voulut pas croire. Enfin, un de ses murides insista plus fortement que les autres. Peux-tu arrêter dans sa course l'ange qui, sur Fordre d'Allah, viendra prendre ton âme? lui de- manda-t-il. - 42 INTRODUCTION - - Non, certes, répondit le muride. Alors, va à la maison et couche-toi, lui dit Gamsah- Beg. Nous ne pouvons échapper à ce qui est écrit. Si demain est choisi par Allah pour le jour de ma mort, rien ne peut empêcher que je meure demain, Et le 19 septembre était vraiment le jour fixé par la destinée pour la mort de Gamsah-Beg. Il fut tué dans la mosquée, à la place et à l'heure arrêtées entre les conspi- rateurs, et son corps, dépouřilé de tout vêtement, resta quatre jours couché à terre et exposé sur la grande place, devant la mosquée. Les ennemis les plus obstinés de Schamouil-Effendi sont obligés d'avouer qu'il n'était point à Khunsack lors de cet assassinat; mais ils prétendent que, de loin, il dirigeait la conspiration. La seule preuve qui existe de cette complicité, c'est que, au dire de la légende, à l'heure même où, à trente lieues de l'endroit où il était lui-même, Gamsah-Beg ayant été tué, Schamouil-Effendi se mit en prière, et, se relevant tout à coup, pâle et le front trempé de sueur, comme si, pareil à Moïse et à Samuel, il venait de se trouver face à face avec Dieu, il annonça à ceux qui l'entouraient la mort de l'imam. Quels furent les moyens que le nouveau prophète em- ploya pour arriver à son but? Tout le monde l'ignore, et, selon toute probabilité, il y arriva tout naturellement par la force de son génie. Mais, huit jours après la mort de Gamsah-Beg, la clameur universelle le proclainait imam. En recevant ce titre, il renonça à celui d'effendi, et prit le nom de Schamyl. INTRODUCTION 43 Hadji-Mourad, qui, avec son père et son grand-père, avait conduit la conspiration contre Gamsah-Beg, fut nommé gouverneur de l'Avarie. - Restait le jeune Boulatch-Khan, ce prisonnier de Gamsah-Beg, sur lequel celui-ci avait eu honte de porter la main, et qui pouvait, s'il continuait de vivre, réclamer un jour le khanat de l'Avarie. Voici ce que l'on raconte sur la fin tragique du jeune khan. Mais, encore une fois, nous abandonnons l'histoire pour la légende, et ne répondons plus de la vérité de notre récit. Le jeune Boulatch-Khan avait été mis par Gamsah-Beg sous la garde d'Iman-Ali, qui était son oncle à lui, Gamsah-Beg. Ne pas confondre le nom d'iman avec le titre d'imam, qui veut dire prophète. Schamyl, devenu imam, réclama au gardien du jeune khan et le prisonnier et les richesses laissées par Gam- sah-Beg. Iman-Ali lui remit sans difficulté le trésor, mais re- fusa de lui livrer le jeune homme. Ce refus tenait, dit-on, à un fait. Iman-Ali avait un fils nommé Tchopan-Beg, qui, ac- teur dans la lutte où avaient succombé les deux frères de Boulatch-Khan, avait été lui-même blessé mortellement. Il s'était fait rapporter mourant chez son père. Au moment d'expirer, il se repentit de l'action qu'il venait de commettre en aidant à un assassinat, et sup- plia Iman-Ali, quelque chose qui arrivât, de veiller sur Boulatch-Khan, et de lui rendre un jour le khanat d'Avarie. 44 INTRODUCTION Iman-Ali fit à Tchopan-Beg la promesse qu'il lui de- mandait de là son refus à Schamyl. Il se tenait pour solennellement engagé envers son fils mort. Mort, son fils ne pouvait pas lui rendre sa parole. Mais Schamyl, assure-t-on, fit entourer la demeure d'Iman-Ali par ses murides, menaçant le vieillard de lui trancher la tête, à lui et à tous ceux qui res- taient de sa famille, s'il ne lui remettait pas Boulatch- Khan. Iman-Al eut peur et lui remit l'enfant. Alors, continue toujours la légende, Schamyl condui- sit le jeune homme au sommet du mont qui domine le Koassou. Et, là, lui ayant reproché la mort de Gamsah-Beg, qui aurait, disait-il, été tué à son instigation, il le précipita dans la rivière. Cette action fut la cause de la désertion de Hadji- Mourad, dont nous retrouverons trois ou quatre fois la personne et une fois le spectre sur notre chemin. Boulatch-Khan mort, Schamyl réunit sans obstacle entre ses mains le pouvoir religieux à la puissance tem- porelle. Tous ces événements se passaient en 1834. On sait. depuis ce temps, quel ennemi vigilant et acharné es Russes ont trouvé dans ce roi de la mon- tagne. Et maintenant que nos lecteurs connaissent le Cau-- case, les peuples qui l'habitent, l'homme étrange qui règne sur eux, abandonnons cette longue introduc- tion historique, courte cependant si l'on songe qu'elle contient l'abrégé des événements que le Caucase a vus INTRODUCTION 45 s'accomplir depuis cinq mille ans; grâce à elle, nous allons, avec plus d'intérêt et plus facilement, nous l'es- pérons, leur faire suivre le chemin, toujours pittoresque et parfois dangereux, que nous avons parcouru. Tiflis, 1er décembre 4858, " 1 IMPRESSIONS DE VOYAGE - LE CAUCASE - I KISLAR Nous arrivâmes à Kislar le 7 novembre 1858, à deux heures de l'après-midi. C'était la première ville que nous rencontrions depuis Astrakan. Nous venions de faire six cents verstes à travers les steppes sans rencontrer autre chose que des relais de chevaux et des postes de Cosaques. Parfois une petite caravane de Tatars Kalmouks ou de Tatars Nogaïs, nomadisant, c'est-à-dire allant d'un endroit à un autre, et emportant avec elle, sur les quatre chameaux de rigueur, tout ce qu'elle possédait. Cependant, à mesure que nous approchions de Kis- 48 IMPRESSIONS DE VOYAGE lar, le paysage s'était peuplé, comme il arrive aux en- virons des ruches et des villes. Mais nous avions remarqué que les abeilles qui sor- taient de la ruche que nous allions visiter, avaient de rudes aiguillons. Cavaliers et fantassins, tout ce monde était armé. Un berger que nous avions rencontré, avait son kandjar au côté, son fusil sur l'épaule et son pistolet à la ceinture. Une enseigne qui l'eût représenté n'eût pas pu mettre, comme chez nous : Au Bon Pasteur. Les vêtements eux-mêmes avaient pris un caractère guerrier. A l'inoffensive touloupe russe, à la naïve doubianca kalmouke, succédait la tcherkesse grise ou blanche, avec sa rangée de cartouches sur chaque côté de la poi- trine. Au regard souriant, avait succédé le regard inquiet, et l'œil du passant, quel qu'il fût, prenait une expres- sion menaçante, vu à travers les poils de son papak noir, blanc ou gris. On sentait que l'on entrait sur un sol où chacun crai- gnait de rencontrer un ennemi, et, trop loin d'une autorité quelconque pour compter sur elle, se gardait soi-même. Et, en effet, comme nous l'avons dit, nous appro- chions de Kislar, la même qui, en 1831, a été prise et pillée par Kasi-Moullah, le maître de Schamyl. Chacun y a encore souvenir d'avoir perdu, soit un parent, soit un ami, soit sa maison, soit sa fortune, dans cette catastrophe, qui, chaque jour, se renouvelle partiellement. LE CAUCASE 4.9 Plus nous approchions, plus le chemin se gâtait; il eût été regardé comme impraticable en France, en Al- lemagne ou en Angleterre, et une voiture ne s'y fût certes pas engagée. Mais la tarantasse passe partout, et nous étions en tarantasse. Nous qui venions de traverser des mers de sable et d'être aveuglés pendant cinq jours par la poussière, nous étions arrivés aux abords d'une ville pour voir nos chevaux entrer dans la boue jusqu'au poitrail et nos voitures jusqu'au moyeu. - - Où faut-il vous conduire? avait demandé l'hiem- chik (1). - A la meilleure auberge. Il avait secoué la tête. - A Kislar, avait-il répondu, il n'y a pas d'au- berge. - --- – Mais, alors, où loge-t-on, à Kislar ? On s'adresse au maître de police, et il vous désigne une maison. Nous appclâmes un Cosaque de notre escorte; nous lui donnâmes notre padarojné (2) et notre atkritoï (3), pour constater notre identité, et lui ordonnâmes de se rendre à fond de train chez le maître de police et de revenir nous attendre avec sa réponse aux portes de la ville. (1) Postillon. (2) Ordre de prendre des chevaux. (3) Mot à mot, feuille ouverte ou blanc seing, c'est-à-dire autorisation de réclamer des escortes. 50 IMPRESSIONS DE VOYAGE Il partit au galop, et disparut dans le chemin sinueux, qui, pareil à une rivière de boue, se perdait au milieu des haies. Ces haies enfermaient des jardins plantés de vigne et qui paraissaient parfaitement cultivés. Nous questionnâmes notre hiemchik, qui nous répon- dit que c'étaient des jardins arméniens. Ces jardins arméniens sont les vignobles où l'on ré- colte le fameux vin de Kislar. -- Le vin de Kislar, et celui de Kakétie, — moins bon, à mon avis, parce que, transporté dans des peaux de buf- fle, il prend le goût de la peau, — sont, avec le vin d'Odjalesch en Mingrélie et le vin d'Érivan, les seuls vins que l'on boive dans tout le Caucase, le pays où, proportion gardée, malgré sa population musulmane, on boit peut-être le plus de vin! On fait, en outre, à Kislar, une excellente eau-de-vie, connue par tout le Caucase sous le nom de kisliarxa. Ce sont les Arméniens qui font le vin et l'eau-de- vie. En général, dans le Caucase et dans les provinces qui en dépendent, ce sont les Arméniens qui font tout. Chaque peuple a sa spécialité. Le Persan vend des soieries, le Lesghien vend des draps, le Tatar vend des armes; l'Arménien n'a pas de spécialité, il vend de tout ce qui se vend, et même de tout ce qui ne se vend pas. En général, la réputation de l'Arménien n'est pas très-bonne. On vous dit à tout propos : Si le Tatar vous fait un signe de la tête, comptez sur lui. LE CAUCASE 51 > Si le Persan vous donne la main, comptez sur lui. » Si un montagnard quelconque vous donne sa parole, comptez sur lui. » Mais, si vous traitez avec un Arménien, faites-lui signer un papier et prenez deux témoins, pour qu'il ne nie pas sa signature. » A tout ce qu'ils vendent d'habitude, les Arméniens de Kislar joignent donc la vente du vin et de l'eau- de-vie. Depuis cinq jours, nous n'avions pas vu un arbre, et notre cœur se dilatait en entrant dans cette oasis, quoi- que l'oasis allât s'effeuillant. Nous avions quitté l'hiver en Russie, nous retrou- vions l'automne à Kislar; on nous assurait que nous retrouverions l'été à Bakou. Nous prenions décidément l'année à l'envers. Nous fimes environ quatre verstes dans ces abomi- nables chemins, et nous arrivâmes enfin à la porte de la ville. Notre Cosaque nous attendait. Le maître de police nous assignait une maison à cent pas de la poste. Notre voiture, conduite par le Cosaque, s'arrêta à la porte de la maison. Nous étions véritablement en Orient, dans l'Orient du Nord, c'est vrai; mais l'Orient du Nord diffère de l'Orient du Midi par les costumes seulement; les mœurs et les habitudes sont les mêmes. Moynet s'en aperçut, en se cognant la tête à la porte d'entrée de notre chambre: elle semblait faite pour un enfant de dix ans. 52 IMPRESSIONS DE VOYAGE J'étais entré le premier, et j'avais, avec une certaine inquiétude, jeté les yeux autour de moi. Les stations de poste que nous venions de parcourir étaient peu meu- blées, sans doute; mais encore avaient-elles un banc de bois, une table de bois, deux chaises de bois! Notre chambre n'avait pour tout meuble qu'une gui- tare pendue à la muraille. Quel était le fantaisiste espagnol qui nous avait pré- cédés dans ce logement, et qui, manquant d'argent pour payer son gite, avait laissé en payement ce meuble in- connu, que notre hôte réservait probablement pour le musée de Kislar? Nous interrogeâmes un garçon d'une quinzaine d'an- nées, celui pour lequel sans doute la porte était faite et qui se présenta à nous, avec sa tcherkesse garnie de cartouches et son kandjar passé dans sa ceinture; mais il se contenta de nous répondre avec un mouvement d'é- paules qui voulait dire : « En quoi cela vous intéresse- t-il? La guitare est là, parce qu'on l'y a mise. » Force fut de nous contenter de l'éclaircissement, tout vague qu'il était. Nous lui demandâmes alors sur quoi nous mange- rions, sur quoi nous nous assoirions, et sur quoi nous nous coucherions. Il nous montra le plancher, et se retira, fatigué sans doute de notre importunité, démasquant son frère, jeune garçon de sept à huit ans, attaché, par sa famille, à un kandjar plus long que lui, et qui nous regardait avec des yeux sauvages à travers les poils effarouchés de son papak noir. Il suivit son frère en emboîtant le pas sur lui. LE CAUCASE 53 Leur départ venait de nous laisser assez inguiets sur l'avenir. Était-ce donc là cette hospitalité orientale tant vantée, et était-il dit qu'elle perdrait à être vue de près, tomme presque toutes les choses de ce monde? En ce moment, nous vîmes notre Cosaque qui se tenait de l'autre côté de la porte, debout, mais courbé de façon que nous puissions voir son visage, qui nous eût échappé complétement s'il se fût tenu droit. - Que veux-tu, mon frère? lui demanda Kalino (1) avec cette douceur particulière aux Russes parlant à leurs inférieurs. - Je voulais dire au général, répondit le Cosaque, que le maître de police va lui envoyer des meubles. C'est bien, répondit Kalino. - Le Cosaque pirouetta sur les talons et se retira. Il était de notre dignité de recevoir la nouvelle froi- dement et de regarder cette attention du maître de police comme chose à nous due. Maintenant, chers lecteurs, vous regardez autour de moi et cherchez où est le général, n'est-ce pas? Le général, c'est moi. Cela demande explication. En Russie, tout se règle sur le tchinn, - mot qui veut dire rang et qui m'a tout l'air de venir du chinois. Selon votre tchinn, on vous traite comme un malotru ou comme un grand seigneur. Les marques extérieures du tchinn sont un galon, une médaille, une croix, une plaque. (1) Jeune étudiant russe que le recteur de l'université de Moscou m'avait donné comme interprète. 54 IMPRESSIONS DE VOYAGE Il y a tefle décoration affectée à tel grade, telle autre à telle dignité. Les généraux seuls, en Russie, portent une plaque. On m'avait dit, à mon départ de Moscou : Vous voyagez en Russie: accrochez un signe de distinction quelconque, soit à votre boutonnière, soit à votre cou, soit à votre poitrine, - ou vous ne trouverez pas un morceau de pain dans une auberge, pas un che- val dans les relais de poste, pas un Cosaque dans les stanitzas. J'avais ri de la recommandation; mais bientôt j'en avais reconnu, non pas l'utilité, mais la nécessité. J'avais mis, sur mon costume de milicien russe, la plaque de Charles III d'Espagne, et alors, en effet, tout avait changé à mon égard on s'empressait, non pas de satisfaire à mes désirs, mais d'aller au-devant, et, comme les généraux seuls, en Russie, peuvent, à moins d'exception, porter une plaque quelconque, sans que l'on sût quelle plaque je portais, on m'appelait gé- néral. Mon padarojné, fait d'une façon toute particulière, et un blanc seing du prince Bariatinsky m'autorisant à prendre dans tous les postes militaires l'escorte qui me conviendrait, corroboraient, chez ceux auxquels je m'adressais, cette opinion qu'ils avaient affaire à une autorité militaire. Seulement, on me prenait pour un général français, et, comme le Français est essentiellement sympathique aux Russes, tout allait à merveille. A chaque station de poste, le chef militaire de la sta- tion, presque toujours un bas officier, venait à moi, se LE CAUCASE 55 roidissant dans toutes ses jointures, portait la main à son papak, et me disait : - Général, tout va bien dans la station - ou tout est en ordre au poste. Ce à quoi je répondais tout simplement caracho, c'est- à-dire très-bien. Et le Cosaque s'en allait tout heureux. A chaque station où je trouvais l'escorte qui devait m'accompagner réunie et sous les armes, je me levais dans ma tarantasse, ou me haussais sur mes étriers en disant : Sdarovo, ribiata ! Ce qui veut dire : Bonjour, enfants! L'escorte répondait en chœur : -Sdravia, jélaem vasché prevoskhoditelstvo! Ce qui voulait dire : Bonjour, Votre Excellence. Moyennant quoi, les Cosaques, parfaitement satisfaits de leur sort, sans jamais demander de rétribution, rece- vant avec reconnaissance, après vingt ou vingt-cinq verstes faites au grand galop, un ou deux roubles pour la poudre qu'ils avaient brûlée, ou pour le vodka qu'ils devaient boire, quittaient Mon Excellence aussi contents d'elle qu'elle était contente d'eux. Voilà donc pourquoi mon Cosaque voulait dire au gé- néral que le maître de police allait envoyer des meubles pour garnir l'appartement. En effet, dix minutes après, les meubles arrivèrent sur une charrette, avec ordre d'ouvrir, dans la maison, autant de chambres qu'il nous plairait d'en oc cuper. Jusque-là, notre jeune hôte, assez mal avenant, comme 56 IMPRESSIONS DE VOYAGE je crois l'avoir déjà dit, ne nous avait ouvert que la chambre de la guitare. La vue des meubles envoyés par le maître de police, l'audition de l'ordre qui les accompagnait, changea complètement ses façons vis-à-vis de nous. Les meubles se composaient de trois bancs destinés à servir de lits, de trois tapis destinés à nous servir de matelas, de trois chaises dont je n'ai pas besoin d'indi- quer la destination, et d'une table. Il ne nous manquait plus que quelque chose à mettre sur cette table. Nous envoyâmes acheter, par notre jeune Tatar, des œufs et une poule. Pendant ce temps, nous ouvrions notre cuisine de voyage et nous en tirions une poêle, une casserole, des assiettes, des fourchettes, des cuillers et des cou- teaux. Le nécessaire à thé était chargé de nous fournir des verres et une nappe, à laquelle chacun essuyait sa bou- che et ses doigts. Nous étions riches de trois nappes, et il va sans dire que nous ne perdions pas une occasion de les faire laver. Notre ménager revint avec des œufs; il n'avait pas trouvé de poule, et nous offrait en échange ce que l'on trouve partout au Caucase : d'excellent mouton. J'acceptai; c'était une occasion pour moi d'essayer du schislik. Dans une visite que, pendant notre séjour à Astra- kan, nous avions faite à une pauvre famille arménienne, elle nous avait, si pauvre qu'elle fût, offert un verre. LE CAUCASE 57 de vin de Kislar et un morceau de schislik excellent. Or, comme je voyage pour m'instruire et que, quand je rencontre un bon plat quelque part que ce soit, j'en demande à l'instant même la recette pour en enri- chir le livre de cuisine que je compte publier un jour, – j'avais demandé la recette du schislik. Un égoïste garderait la recette pour lui ; mais, comme, en général, ce que j'ai appartient à peu près à tout le monde, et que je sais un gré infini à ceux qui, au milieu des gens qui me prennent, attendent que je leur donne, je vais vous donner, chers lecteurs, la recette du schis- lik; essayez-en, et vous me saurez gré du cadeau. Vous prenez un morceau de mouton, du filet si vous pouvez vous en procurer; vous le coupez par morceaux de la grosseur d'une noix; vous le mettez mariner un quart d'heure dans un vase où vous avez haché des oi- gnons, versé du vinaigre, et secoué avec libéralité du sel et du poivre. Au bout d'un quart d'heure, vous étendez un lit de braise sur le fourneau. Vous enfilez vos petits morceaux de mouton à une prochette de fer ou de bois, et vous tournez votre bro- chette au-dessus de la braise, jusqu'à ce que vos petits morceaux de mouton soient cuits. C'est tout simplement la meilleure chose que j'aie mangée dans tout mon voyage. Si les petits morceaux de mouton peuvent passer une nuit dans la marinade; si vous pouvez, en les tirant de la broche, les saupoudrer de sumac, le schislik n'en vaudra que mieux. Mais, quand on est pressé, quand on n'a pas de sumac, 58 IMPRESSIONS DE VOYAGE on peut considérer ces deux améliorations comme des superfluités. A propos, si l'on n'a pas de broche, et si l'on voyage dans un pays où la broche et même la brochette son' inconnues, on remplace à merveille cet ustensile par une baguette de fusil. La baguette de ma carabine m'a constamment tenu lieu de broche pendant mon voyage, et je ne me suis pas aperçu que cet emploi inférieur ait nui au charge- ment de l'arme dont elle était un appendice. J'étais en train de faire rôtir mon schislik tandis que Moynet et Kalino, chargés des soins inférieurs de la cui- sine, mettaient le couvert, lorsqu'on nous apporta, de la part du gouverneur, qui venait d'apprendre notre arri- vée, du beurre, deux jeunes poulets et quatre bouteilles de vin vieux. Je fis remercier le gouverneur en lui annonçant ma visite aussitôt après le dîner. Le beurre et les poulets furent gardés pour le déjeu- ner du lendemain. - Mais une bouteille de vin vieux trépassa au diner. Je n'ai rien à lui souhaiter : la bénédiction du Seigneur était avec elle. Le diner fini, selon la promesse faite, je pris Kalino avec moi pour me servir d'interprète; je laissai Moynet faisant un croquis du bonhomme de sept ans avec son kandjar, ou plutôt du kandjar avec son bonhomme de sep ans, et je me hasardai dans une espèce de marais où j'avais de la boue jusqu'à mi-jambes. C'était la principale rue de Kislar. Je n'avais pas fait dix pas, que je me sentis tirer par 1 LE CAUCASE 59 le pan de ma redingote; j'appelle ainsi le vêtement que j'avais adopté, faute de lui trouver un nom convenable. - Je me retournai. C'était notre jeune hôte, qui, devenu plein de préve- nances, me faisait observer, en mauvais russe mêlé de tatar, que je sortais sans être armé. Kalino me 'raduisit l'observation. - En effet, je sortais sans être armé; il était quatre heures de l'après-midi, et il faisait grand jour : je croyais donc ne pas commettre d'imprudence. Je voulais continuer ma route sans tenir compte des avis du jeune Tatar; mais il insista avec tant d'obsti- nation, que, ne voyant aucun motif à ce petit bonhomme de se moquer de nous, je cédai à son insistance. Je rentrai, je mis à ma ceinture un poignard du Kho- rassan, long de quinze pouces, que j'avais acheté à As- trakan, et que je portais en voyage, mais que je croyais inutile de porter en ville. Kalino prit un grand sabre français, qui lui venait de son père, lequel l'avait ré- colté sur le champ de bataille de Montmirail, et, sans écouter, cette fois, les observations de notre jeune hôte, qui voulait que nous ajoutassions à cet accoutrement déjà passablement formidable, chacun un fusil à deux coups, nous quittâmes la maison, en faisant à Moynet signe qu'il y avait du danger, et en l'invitant à veiller, non-seulement sur les effets, mais encore sur lui- même. 60 IMPRESSIONS DE VOYAGE II UNE SOIRÉE CHEZ LE GOUVERNEUR DE KISLAR Le gouverneur demeurait à l'autre extrémité de la ville, de sorte que nous traversâmes tout Kislar pour arriver chez lui. C'était jour de marché; aussi nous eûmes à nous ou- vrir un passage entre les charrettes, les chevaux, les chameaux et les marchands. Cela allait assez bien d'abord : nous avions com- mencé par traverser la place du Château, grande espla- nade dominée par la forteresse, et où l'on eût pu faire manoeuvrer vingt-cinq mille hommes; mais, lorsque nous passàmes de cette place sur celle du marché, la lutte commença. Je n'avais pas fait cinquante pas au milieu de cette foule armée jusqu'aux dents, que je compris le peu de cas que cette foule, soit comme masse, soit comme in- dividu, devait faire d'un homme sans armes. L'arme, en Orient, sert non-seulement à vous défen- dre, mais encore à empêcher que vous ne soyez attaqué. L'homme armé dit, même dans son silence : « Res- pectez ma vie, ou prenez garde à la vôtre!» Et cette menace n'est point inutile dans un pays où, comme l'a dit Pouschkine, l'homicide n'est qu'un geste. Nous traversâmes la place du Marché, et nous nous trouvâmes dans les vraies rues de la ville. Rien de plus pittoresque que ces rues avec leurs ar- bres sans symétrie, leurs flaques de boue où barbotent LE CAUCASE 61 des oies et des canards, et où les chameaux font provi- sion d'eau pour leur voyage. Presque dans toutes les rues, une chaussée de terre, elevée de trois ou quatre pieds au-dessus du niveau de la rue, fait un trottoir de trente ou quarante centimè- tres, pour les piétons. Ceux qui se rencontrent sur ce trottoir, s'ils sont amis, peuvent, en se faisant de mutuelles concessions et en s'accrochant l'un à l'autre, continuer leur chemin cha- cun de son côté. Mais, s'ils sont ennemis, c'est autre chose : il faut que l'un des deux se décide à passer dans la boue. Le soir, ces rues doivent être et sont, du reste, de charmants coupe-gorge, qui rappellent, non pas le Paris de Boileau, le Paris de Boileau est un lieu de sécu- rité auprès de Kislar, mais le Paris de Henri III. -- Nous arrivâmes chez le gouverneur, et nous nous fimes annoncer à lui; il vint au-devant de nous. Il ne savait pas un mot de français; mais, grâce à Kalino, l'obstacle était levé; d'ailleurs, il m'annonça, dans la première phrase qu'il me fit l'honneur de m'a- dresser, que sa femme, que nous allions trouver dans le troisième salon, parlait notre langue. J'ai remarqué que, sous ce rapport, en Russie et dans le Caucase, les femmes ont, en général, une grande supériorité sur leurs maris. Leurs maris ont presque toujours su le français peu ou prou dans leur jeunesse; mais les travaux militaires ou administratifs auxquels ils se sont livrés le leur ont fait oublier. Les femmes, auxquelles il reste un temps dont le plus souvent, en Russie surtout, elles ne savent que faire, 4 62 IMPRESSIONS DE VOYAGE occupent leurs loisirs à lire nos romans, et s'entretien- nent ainsi dans l'exercice et même dans les progrès de la langue française. En effet, madame Polnobokof parlait admirablement le français. Je commençai par m'excuser de me présenter devant elle dans cet attirail guerrier, et voulus plaisanter sur les appréhensions de notre jeune hôte; mais, à mon grand étonnement, mon hilarité ne fut rien moins que communicative. Madame Polnobokof resta sérieuse, et me dit que notre jeune hôte avait eu parfaitement raison. Et, comme je paraissais douter encore, elle en ap- pela à son mari, lequel confirma ce qu'elle venait de dire. Du moment que le gouverneur partageait sur ce point l'opinion générale, la chose devenait grave. Je demandai alors quelques détails. Les détails ne manquaient pas.. La veille encore, un meurtre avait été commis à neuf heures du soir dans une des rues de Kislar. Il est vrai que c'était une erreur. Celui qui avait été tué n'était point celui à qui l'on en voulait. ― - Quatre Tatars, on appelle Tatars, en général, sur la ligne septentrionale du Caucase, comme on appelle Lesghiens sur la rive méridionale, tout bandit, à quel- que famille montagnarde qu'il appartienne, quatre Tatars, cachés sous un pont, attendaient au passage un riche Arménien qui devait passer sur ce pont; un pauvre diable passa, qu'ils prirent pour leur riche mar- LE CAUCASE 03 chand; ils le tuèrent, et s'aperçurent seulement alors de la méprise; ce qui ne les empêcha pas de lui prendre les quelques kopeks qu'il avait dans sa poche; après quoi, ils jetèrent son corps dans le canal dont l'eau sert à arroser les jardins. Les jardins des Arméniens de Kislar la chose en passant - consignons fournissent, sous différents noms français, du vin à toute la Russie. Quelques mois auparavant, au moment où ils reve- naient de la foire de Derbend, les trois frères arméniens Kaskolth avaient été pris avec un de leurs amis nommé Bonjar; comme on les savait riches, les brigands ne les tuèrent pas : ils les emmenèrent dans la montagne pour leur faire payer rançon; mais, comme, après les avoir dépouillés de leurs habits et les avoir forcés de faire une quinzaine de verstes attachés à la queue des chevaux, on leur avait fait passer à la nage les eaux glacées du Terek, deux moururent d'une fluxion de poitrine et le troisième d'une phthisie pulmonaire, après s'être rache- tés dix mille roubles. Le quatrième, moins riche que les autres, et qui s'é- tait déjà tiré d'affaire sous promesse aux Tatars de leur servir d'espion, s'engageant à leur annoncer qu'il y avait un bon coup à faire lorsque quelque riche Arménien se mettrait en route, ayant, une fois de retour à Kislar, manqué tout naturellement à sa parole, n'ose plus sortir. de sa maison, et s'attend, même dans sa maison, à être tué d'un moment à l'autre. Un an auparavant, le colonel Menden avait été tué, lui et ses trois Cosaques d'escorte, sur la route de Kasa- fiourte à Kislar; il est vrai que colonel et Cosaques 64 IMPRESSIONS DE VOYAGE s'étaient défendus comme des lions, et avaient, de leur côté, tué cinq ou six Tatars. Les femmes sont, sous ce rapport, moins exposées que les hommes. Comme les Tatars, pour rentrer dans la montagne, sont obligés de faire traverser deux fois le Terek à leurs prisonniers, les femmes, en général, ne peuvent pas supporter cette immersion dans l'eau gla- cée; une est morte pendant le trajet, deux autres sont mortes de fluxion de poitrine avant que l'argent de leur rançon fût arrivé, et leur famille, apprenant leur mort, n'a pas jugé utile de continuer les négociations à propos de leurs cadavres. La spéculation a donc paru mauvaise aux Tatars, et l'enlèvement des femmes, qui continue de se pratiquer avec succès du côté méridional du Caucase, est à peu près abandonné du côté septentrional. L'anecdote suivante prouvera, au reste, qu'il se pra- tique encore d'une autre façon. Le prince tatar B***, amoureux de madame M***, — il va sans dire que j'ai les deux noms écrits en toutes lettres sur mon album, que je ne les consigne pas ici par pure discrétion, mais que je me déciderais à le faire cependant si le fait était contesté, le prince tatar B***, amoureux de madame M***, qui, de son côté, le payait de retour, s'entendit avec elle pour l'enlever. - Elle était à Kislar; en l'absence de son mari, elle fit demander à M. Polnobokof des chevaux à une heure où il parut dangereux à celui-ci de lui accorder sa de- mande. En conséquence, il refusa tout net. Madame M*** insista en prétextant la maladie d'un f LE CAUCASE 65 de ses enfants; touché de cette preuve de dévouement maternel, le gouverneur délivre un padarojné, et ma- dame M*** part. — - Le prince B*** l'attendait sur la route; il l'enlève, la conduit à son aoul, espèce de nid d'aigle situé sur un rocher, à quelques verstes de Petigorsk, et la garde trois mois sans que son mari sache ce qu'elle est deve- nue. Au bout de trois mois, le beau prince tatar, moins amoureux, le prince B*** est très-beau, à ce que l'on dit, le beau prince tatar, moins amoureux, disons- nous, fit prévenir M. M*** qu'il savait où était sa femme, et offrit d'être l'intermédiaire pour son rachat; M. M*** accepta. Le prince, au bout d'un mois, écrivit qu'il avait arrangé l'affaire pour trois mille roubles; M. M*** envoya les trois mille roubles, et, huit jours après, re- çut sa femme, enchanté d'avoir pu la racheter à si bon marché. C'était encore meilleur marché que ne croyait le pauvre mari; car, non-seulement il avait racheté sa femme, mais encore l'enfant dont elle accoucha au bout de six mois. C'est, au reste, une habitude parmi les princes tatars d'enlever les femmes des autres, et même celles qui deviennent leurs propres femmes plus le fait s'accom- plit violemment, plus il fait honneur à leur passion; en- suite, on traite de la dot avec le père, qui d'ordinaire passe par les conditions que lui fait son gendre, lequel, tenant la femme, a une supériorité sur le père, qui ne tient plus rien. Parfois cependant le père s'obstine; voici un exemple de cette obstination: 4. 66 IMPRESSIONS DE VOYAGE L'événement se passe aux eaux de Kislovsky. Un de ces enlèvements eut lieu au moment où le comte Voronzof, lieutenant de l'empereur au Caucase, venait, dans l'espérance de diminuer les meurtres, de faire dé- fense aux princes tatars de porter des armes. Le père de la jeune fille enlevée, ne pouvant pas s'en- tendre avec son gendre sur le prix de la dot, vint chez le comte pour se plaindre du rapt et demander justice contre le ravisseur. Par malheur, comme le baron de Nangis, de Marion Delorme, il était à la tête d'une garde de quatre hom- mes, et ses quatre hommes et lui étaient armés jus- qu'aux dents. Le comte Voronzof, au lieu d'écouter sa plainte, donna l'ordre de l'arrêter, lui et ses quatre hommes, comme contrevenant à ses décisions. Le Tatar entendit l'ordre, tira son kandjar et se jeta sur le comte Voronzof pour l'assassiner. Le comte se défendit, et, tout en se défendant, appela à l'aide; la garde accourut; le prince tatar fut arrêté et un de ses hommes tué sur la place. Mais les trois autres se sauvent sur la montagne Bas- tof, où il y avait une grotte, et se réfugient dans cette grotte. On les y attaque, ils tuent vingt Cosaques. Près d'être forcés, ils font une sortie. L'un d'eux est tué dans la sortie, le second se sauve dans une écurie, où un cocher, qui se trouve là par hasard, lui crève la poitrine d'un coup de fourche; le troisième monte comme un chat sur le balcon d'un res- taurateur, et, de cette galerie, soutient un véritable LE CAUCASE 67 siége, tue douze hommes, et finit par tomber, criblé des balles qu'on lui envoie des fenêtres voisines. Les traces des balles de ses adversaires et les taches de son sang sont encore visibles; l'aubergiste s'en fait une espèce de réclame et les montre aux voyageurs qui logent chez lui. Bien entendu qu'il refuse de les montrer à ceux qui logent chez ses voisins. Je pourrais raconter une vingtaine d'histoires pareilles à celles-ci, et, morts ou vivants, en nommer les héros; mais il faut en laisser pour le reste de la route, et, Dieu merci, nous n'en manquerons pas! Nous restâmes une heure à causer avec madame Pol- nobokof, qui avait, par parenthèse, sous ses pieds un des plus beaux tapis de Perse que j'aie jamais vus. Elle nous invita à venir prendre, le soir, le thé chez elle, et son mari nous prévint que, de crainte d'accident, il nous enverrait deux Cosaques. Nous voulûmes refuser cet honneur. En ce cas, nous dit-il, je retire l'invitation de ma femme; je n'ai pas envie qu'il vous arrive malheur en venant chez moi. Nous nous empressâmes, sur cette menace, d'accepter les deux Cosaques. A la porte, nous trouvâmes le drojky du gouverneur, qui nous attendait tout attelé. Il n'y a qu'en Russie que l'on a de ces attentions-là. Le voyageur les rencontre à chaque pas, et, lorsqu'il ne croit pas, comme M. de Custine, qu'elles sont dues à son mérite, il doit en être véritablement reconnaissant. Pour mon compte, j'aurai à les consigner à chaque 68 IMPRESSIONS DE VOYAGE instant, et, comme c'est la seule façon qui me soit offerte de prouver ma reconnaissance à ceux qui les ont eues pour moi, je demande la permission de ne pas m'en faire faute. ― Le drojky nous ramena à la maison. Je voulais changer de bottes pour aller chez le maître de police. Je trouvai le maître de police qui m'attendait. Je lui fis, tout confus, mes excuses de m'être laissé prévenir par lui, et lui montrai mes bottes crottées jusqu'au mollet. Au reste, j'avais de la marge: sur l'avis des chemins que nous devions rencontrer, j'avais acheté, à Kasan, des bottes qui me montaient jusqu'au haut de la cuisse. C'est bien certainement en Russie qu'ont dû être fa- briquées les bottes de sept lieues du petit Poucet. Le maître de police venait se mettre à notre dispo- sition. Nous avions déjà abusé de lui; nous n'avions plus rien à lui demander : nous voulions seulement lui faire nos remercîments. Quatre ou cinq bouteilles de vin que je ne connaissais pas, et que je trouvai rangées sur le bord de la fenêtre, constataient une nouvelle attention de sa part. Il nous promit de nous retrouver, le soir, chez le gouverneur. Je signalai à Moynet la rue dont j'ai essayé de donner une idée à mes lecteurs; il prit son album sous un bras, Kalino sous l'autre, passa, sur mes instances, un poi- gnard à sa ceinture, et se hasarda à son tour hors de la maison. Kislar est, au reste, pour un artiste, une ville d'un LE CAUCASE 69 pittoresque merveilleux. C'était la première fois que le mélange des costumes frappait nos regards. Arméniens, Tatars, Kalmouks, Nogaïs, juifs, se pressent dans les rues, chacun portant sans altération l'habit national. La population stationnaire est de neuf à dix mille âmes; elle double les jours de marché, et, on se le rappelle, nous étions tombés à Kislar un jour de marché. Le com- merce, outre celui que font les Tatars, en enlevant des hommes, des femmes et des enfants, et en les revendant à leurs familles, se compose, d'abord, de ce fameux vin que récoltent les Arméniens, de l'eau-de-vie qu'ils dis- tillent, de soieries que tissent les habitants du pays, du riz, de la garance, du sésame et du safran que l'on ré- colte dans les environs. Moynet rentra au bout d'une heure; il avait de la boue jusqu'aux oreilles, ce qui ne l'empêchait point d'être enchanté de Kislar. Ma rue l'avait émerveillé, il en avait fait un croquis charmant. A sept heures et demie, le drojky du gouverneur était à la porte. Deux porteurs de lanternes le précédaient; à la lueur des fanaux, on voyait reluire à leur ceinture la crosse de leurs pistolets, et la poignée de leur kandjar. Deux Cosaques, la schaska au flanc, le fusil sur le genou, se tenaient prêts à galoper de chaque côté. Nous prîmes place; et drojky, éclaireurs et Cosaques partirent au galop, faisant voler l'eau et la boue autour d'eux. Pendant la route, il me sembla entendre quelques coups de fusil. 70 19 IMPRESSIONS DE VOYAGE Nous arrivions des premiers. Madame Polnobokof nous avait reçus, le matin, sans savoir qui nous étions; à mon costume, elle m'avait pris, comme les autres, pour un général français, et, par pure hospitalité, avait été si gracieuse, qu'il me semblait qu'elle ne pouvait l'être davantage. Je me trompais. Maintenant qu'elle savait que j'étais l'homme auquel elle prétendait devoir ses meilleures distractions, elle ne savait comment me remercier à son tour des bons moments que, disait-elle, je lui avais fait passer. Cinq ou six personnes arrivèrent, parlant toutes, par- ticulièrement les femmes, parfaitement français. Je cherchais des yeux le gouverneur. Madame Polno bokof alla au-devant de ma question. Est-ce que vous n'avez pas entendu des coups de fusil en venant ici? me demanda-t-elle. - Si fait, répondis-je trois coups. · C'est cela; il ont été tirés du côté du Terek, et, de ce côté-là, ils ont toujours une sérieuse signification. Mon mari est avec le maître de police. Je crois qu'on envoyé les Cosaques en reconnaissance. - Alors, nous aurons des nouvelles? C'est probable; dans un instant. Les autres personnes ne paraissaient pas s'occuper le moins du monde des coups de fusil On causait, on riait; on se fût cru dans un salon de Paris. Le gouverneur et le maître de police entrèrent et se mêlèrent à la conversation sans que leur visage indi- quât la moindre préoccupation. On servit le thé avec une foule de confitures armé– LE CAUCASE 71 niennes, plus bizarres les unes que les autres. Il y en avait de faites avec des mûres de bois, d'autres avec de l'angélique; les bonbons qui les accompagnaient avaient aussi leur caractère oriental : ils étaient plus remar- quables par le parfum que par le goût. Un domestique, vêtu d'un costume tcherkesse, vint dire deux mots à l'oreille du gouverneur, qui fit un signe au maître de police et qui sortit. Le maître de police le suivit. - Voilà la réponse? demandai-je à madame Polno- bokof. -Probablement, me répondit-elle. Prenez-vous en- core une tasse de thé? - Volontiers. Je sucrai ma tasse de thé, j'y étendis un nuage de crème et je l'avalai à petits coups, ne voulant point paraître plus curieux que les autres. Cependant mon œil ne quittait point la porte. Le gouverneur rentra seul. Il ne parlait pas français. Je fus donc obligé d'atten- dre que madame Polnobokof voulût bien satisfaire mon impatience. Elle comprit cette impatience, quoiqu'elle lui semblat probablement exagérée. - Eh bien? lui demandai-je. On a trouvé le cadavre d'un homme percé de deux balles, me dit-elle, à deux cents pas de notre maison jus- tement; mais, comme il était déjà complétement dé- pouillé, on ne peut pas savoir à qui il appartient. C'est sans doute celui d'un marchand qui est venu aujourd'hui vendre ses denrées à la ville et qui se sera attardé. A 72 IMPRESSIONS DE VOYAGE propos, ce soir, si vous gardez de la lumière chez vous, n'oubliez pas de fermer vos contrevents on pourrait très-bien vous envoyer un coup de fusil à travers la fenêtre. --- A quoi cela servirait-il à celui qui me l'enverrait si la porte est fermée ? - Par caprice... Ce sont de si singulières gens que ces Tatars! Vous entendez? dis-je à Moynet, qui faisait un cro- quis sur l'album de madame Polnobokof. - Vous entendez? dit Moynet à Kalino. - J'entends, répondit Kalino avec sa gravité habi- tuelle. Je mis des vers sur la page de l'album de madame Polnobokof qui suivait celle où Moynet avait fait son croquis, et je ne m'occupai pas plus du mort que les autres ne paraissaient s'en occuper. Au bout de quinze jours que j'étais au Caucase, je comprenais cette indifférence, qui, d'abord, m'avait si fort étonné. A onze heures, chacun se retira. La soirée avait dé- passé toutes les limites habituelles. Depuis un an, peut- être, pas une soirée n'avait fini à pareille heure. L'antichambre avait l'air d'un corps de garde. Cha- cune des personnes composant la soirée était venue avec un et même deux domestiques armés jusqu'aux dents. Mon drojky m'attendait à la porte avec mes deux por- teurs de lanternes et mes deux Cosaques. Il m'en coûta trois roubles: un pour le cocher, un pour les deux porteurs de lanternes et un pour les deux LE CAUCASE 73 Cosaques; mais, vu l'étrangeté des sensations que je venais d'éprouver, je ne les regrettai pas. Je n'eus pas besoin de fermer mes contrevents. Notre jeune hôte, qui décidément était plein d'attentions pour nous, y avait pourvu. Je couchai sur mon banc, enveloppé dans ma pelisse, avec ma karsinka (1) pour oreiller. C'était ce qui m'ar- rivait à peu près chaque nuit depuis que j'avais quitté Jelpativo (2). III LES GAVRIELOVITCH Quand on s'est couché, le soir, sur une planche avec une pelisse pour tout matelas et pour toute couverture, on n'a pas grand'peine à quitter son lit le lendemain matin. Je sautai à bas du mien au point du jour. Je me trempai la tête et les mains dans la cuvette de cuivre que j'avais achetée à Kasan pour être sûr d'en trouver une, la cuvette étant un des meubles les plus rares de la Russie; et je réveillai mes compagnons. La nuit s'était passée sans alerte. Il s'agissait de déjeuner lestement et de partir le plus (1) Espèce de portemanteau à deux poches, qui a encore plus de la besace que du portemanteau. (2) Campagne de M. Dmitri Narischkine, où j'ai passé huit ou dix des bons jours de ma vie. J. 5 74 IMPRESSIONS DE VOYAGE vite possible; nous ne devions arriver qu'assez tard à Schoukovaïa, notre prochaine halte de nuit, et, pour y arriver, nous avions à traverser un endroit extrême- ment dangereux. C'est un bois taillis qui serre la route comme un défilé et qui, de la route, s'étend à la montagne. Huit ou dix jours auparavant, un officier très-pressé d'arriver à Schoukovaïa, n'ayant pas trouvé de Cosaques à la station de Novo-Outchergdennaïa, avait voulu con- tinuer son chemin malgré les observations qui lui avaient été faites; il était en kibik, espèce de télègue recouverte d'une capote de cabriolet. Au milieu du petit bois dont nous venons de parler, il vit tout à coup un Tchetchen à cheval bondir hors du fourré et venir à lui. Il arma son pistolet, et, au moment où le Tchetchen n'était plus qu'à quatre pas de lui, il pressa la dé- tente. Le pistolet rata. Le Tchetchen, lui aussi, avait un pistolet à la main. Mais, au lieu de le décharger sur l'officier, il le déchar- gea sur un des chevaux du kibik. Le cheval tomba la tête brisée; force fut à la voiture de s'arrêter. Au coup de pistolet, une dizaine de Tchetchens à pied sortirent, à leur tour, du fourré et s'élancèrent sur l'of- ficier, qui en blessa un ou deux avec sa schaska, mais qui, en un instant, fut renversé, dépouillé, garrotté et attaché par le cou à la queue du cheval. Les montagnards sont d'une adresse admirable pour cette opération; ils ont toujours une corde toute prête LE CAUCASE 75 avec son nœud coulant entre-bâillé. Le prisonnier est attaché au cheval, et le cheval est mis au galop avant que la victime ait eu le temps de crier au secours. Par bonheur pour l'officier, les Cosaques qui n'étaient pas à la station qu'il avait laissée derrière lui, revenaient de la station qu'il avait devant lui. Ils virent de loin la lutte, comprirent que quelque chose d'extraordinaire se passait; ils mirent leurs chevaux au galop, arrivèrent au kibik, apprirent de l'hiemchik cé qui venait de se passer, et s'élancèrent fond de train à la poursuite des Tchetchens. Ceux des bandits qui étaient à pied se jetèrent à plat ventre et laissèrent passer les Cosaques; celui qui était à cheval pressa son cheval du genou et son prisonnier du fouet. Mais le prisonnier se roidit à la corde et re- tarda la marche du cheval. Le Tchetchen, entendant derrière lui le galop des chevaux cosaques, tira son kandjar; l'officier crut que c'était fait de lui. Heureuse- ment, le montagnard se contenta de couper la corde qui retenait le prisonnier à la queue de son cheval. L'officier roula sur l'herbe à moitié étranglé. Le montagnard se précipita dans le Terek, avec sa monture. Les Cosaques firent une décharge sur lui, mais ne l'atteignirent pas. Le montagnard poussa un cri de triomphe, gagna l'autre bord en brandissant son fusil, et, de l'autre bord, envoya à ses adversaires une balle qui cassa le bras à l'un d'eux. Deux Cosaques portèrent secours à leur camarade, et les trois autres à l'officier : le Tchetchen l'avait forcé 76 IMPRESSIONS DB VOYAGE de passer nu à travers un fourré composé de derji- derevo (1), de sorte que tout son corps n'était qu'une plaie. Un des Cosaques lui donna son cheval et sa bourka ; et il arriva à Schoukovaïa à moitié mort. Madame Polnobokof nous avait signalé l'endroit et raconté l'histoire, et nous lui avions promis de traverser ce malo sitio, comme on dit en Espagne, en plein jour autant que possible. Cependant on ne pouvait point partir sans dé- jeuner. Au moment où j'ordonnais de plumer un des deux poulets, et où je m'apprêtais à le faire sauter dans la poêle, le maître de police entra. Il venait nous inviter à déjeuner chez lui; le déjeuner était prêt et nous n'avions que la rue à traverser. Je voulais m'excuser; mais il m'avoua que sa femme, qui comptait aller, la veille, passer la soirée chez sa sœur madame Polnobokof, n'ayant point osé y aller faute d'escorte, on se rappelle que les Cosaques avaient été occupés à courir aux coups de fusil, — désirait me con- naître et que c'était tout particulièrement en son nom qu'il venait m'inviter. - Il n'y avait plus qu'à obéir. - Kalino resta en arrière pour présider à l'emballement de nos provisions de bouche: nous étions à la tête de neuf bouteilles d'excellent vin, et il fallait, si nous vou- lions les boire, ce qui était bien notre intention, les trai- ter avec le plus de ménagements possible. (1) Mot à mot, l'arbre qui tient. LE CAUCASE 77 Il viendrait nous rejoindre chez le maître de police, avec la tarantasse et la télègue tout attelées. Moynet et moi suivimes le maître de police. Nous trouvâmes deux dames au lieu d'une. Il y avait une belle-sœur qui n'avait pas voulu perdre cette occa- sion de voir l'auteur de Monte-Cristo et des Mousque- taires, et qui était arrivée au point du jour, à cette in- tention. Ces deux dames parlaient français. Une des deux, la femme du maître de police, était ex- cellente musicienne; elle se mit au piano et nous chanta plusieurs mélodies russes charmantes, et, entre autres, le Gornaia-Verchini, de Lermontof. Kalino arriva avec la tarantasse et la télègue, et, comme on n'attendait plus que lui pour déjeuner, lui arrivé, on se mit à table. La conversation tomba naturellement sur les Tatars. La maîtresse de la maison nous confirma ce que nous avait déjà dit son mari: c'est que, quelque envie qu'elle eût de me voir, son mari étant sorti à la suite des coups de feu, elle n'avait point osé aller chez sa sœur sans escorte. Les recommandations que nous avait faites, la veille, madame Polnobokof, nous furent renouvelées avec sur- croît d'insistance; ce qui amena ces dames à nous dire que, comme elles ne voulaient point nous retarder, elles nous donnaient congé. Il s'agissait surtout de traverser de jour le bois de Schoukovaïa. Ce malheureux bois de Schoukovaïa était la préoccu- pation de tout le monde. 78 IMPRESSIONS DE VOYAGE Nous commençâmes à nous en préoccuper comme les autres, et primes congé de nos charmantes hôtesses, qui voulurent nous mettre en voiture. En conséquence, elles nous accompagnèrent jusqu'au perron. Nous montâmes dans notre tarantasse. La maîtresse de police regardait avec inquiétude notre escorte de six Cosaques ne paraissait pas la rassurer. -Quelque chose vous préoccupe, madame ? lui de- mandai-je. Oui, me répondit-elle; est-ce que vous n'avez pas d'autres armes que vos kandjars? Je relevai une couverture jetée sur la banquette de devant et mis à jour trois fusils à deux coups, deux ca- rabines, dont une à balle explosible, et un revolver. - Oh! bien, dit-elle; seulement, sortez de la ville avec vos fusils à la main, afin que l'on voie que vous êtes armés ; parmi ces gens qui vous regardent (il s'é- tait, en effet, formé un cercle autour de nous), il y a peut-être deux ou trois espions des Tatars. Nous suivîmes le conseil qui nous était si fraternelle- ment donné; nous appuyâmes chacun la crosse d'un fusil à deux coups sur notre genou. Nous prîmes congé de ces dames et sortîmes de Kislar dans cette formi- dable attitude, au milieu du silence profond des quatre- vingts ou cent spectateurs qui nous regardaient partir. Une fois hors de la ville, nous replaçàmes nos fusils dans une position plus commode. La chose à laquelle on a le plus de peine à croire quand on est habitué à la vie de Paris, à la sécurité des LE CAUCASE 79 routes de France, c'est un danger pareil à celui dont chacun nous disait que nous étions menacés; notre rencontre de la surveille, les quelques coups de fusil qui en avaient été la suite (1) nous indiquaient cepen- dant que nous étions en pays, sinon tout à fait ennemi, du moins déjà douteux. C'était, en effet, le lendemain seulement que nous devions entrer en pays véritablement ennemi. Il en est de la distance comme du danger; il me fal- lait une grande force de volonté pour me persuader que j'étais au milieu de ces pays presque fabuleux, où j'avais voyagé tant de fois sur la carte; pour me convaincre que j'avais, à quelques verstes à ma gauche, la mer Caspienne; que je traversais les steppes de la Kalmoukie et de la Tatarie, et que ce fleuve sur les bords duquel nous étions forcés de nous arrêter, était bien ce Terek chanté par Lermontof, ce Terek qui prend sa source au pied du rocher de Prométhée et qui dévaste le sol sur lequel a régné la mythologique reine Daria. Nous étions, en effet, arrêtés au bord du Terek et nous attendions le bac qui devait venir nous prendre après avoir passé une caravane de chevaux, de buffles et de chameaux. Tous les bacs des rivières en Russie, du moins dans la partie de la Russie que nous avons parcourue, sont 'œuvre du gouvernement. On les passe gratis; sous ce (1) Dans nos Impressions de voyage en Russie, nous avons raconté ce petit engagement, qui fut plutôt un avis de nous tenir sur nos gardes qu'un combat sérieux. 80 IMPRESSIONS DE VOYAGE rapport, la Russie est le pays le moins fiscal qu'il y ait au monde. A l'endroit où nous allions le traverser, le Terek est large deux fois comme la Seine. Nous descendîmes de notre tarantasse à cause de l'es- carpement des rives du fleuve, et nous prîmes place sur le bac avec une seule de nos voitures, la seconde ne pouvant être passée en même temps. Nous sondâmes le Terek avec une perche : il avait sept ou huit pieds de profondeur. Les Tchetchens, malgré cette profondeur, le passent à la nage avec leurs prisonniers attachés à la queue de leurs chevaux, quitte aux pauvres diables à tenir comme ils peuvent leur tête hors de l'eau. C'est là, comme nous le disait la femme du gouver- neur de Kislar, que les femmes s'enrhument. - - En attendant notre télègue, et pour montrer à notre chef d'escorte la supériorité de nos armes sur les armes asiatiques, j'envoyai, avec ma carabine qui est, il est vrai, une des meilleures armes de Devismes une balle à deux mouettes qui perchaient à six cents pas de nous; la balle frappa, juste entre elles deux, l'endroit que j'a- vais indiqué d'avance. En ce moment, Moynet tuait un pluvier au vol; ce qui n'étonna pas moins notre Co- saque que la portée et la justesse de ma balle. Les peur.es caucasiens, comme les Arabes, ne tirent bien qu'à coup posé; les montagnards ont une fourchette attachée à leur fusil; aussi leur première balle est-elle la seule qui soit réellement dangereuse : les autres vont au hasard. Notre télègue passa pendant ce temps et nous rejoi- LE CAUCASE 81 gnit. Nous marchions alors dans une contrée maréca geuse enfermée dans un contour du Terek, que nous rencontrâmes de nouveau, mais que nous traversâmes cette fois à gué en même temps que les chevaux, les buffles et les chameaux qui nous avaient précédés sur le bac à l'autre passage, et qui, pendant notre passage à nous, avaient gagné du chemin. Un passage à gué est toujours un tableau des plus pittoresques; celui qui s'effectuait sous nos yeux, et dans lequel notre escorte se mêlait à la caravane étrangère mais qui passait en même temps que nous, était une des choses les plus intéressantes qui se pussent voir. Tout ce qui était cheval et buffle passait assez volontiers; mais les chameaux, qui ont horreur de l'eau, faisaient mille difficultés pour se mettre au fleuve. C'étaient des cris ou plutôt des hurlements qui semblaient appartenir bien plus à une bête féroce qu'au pacifique animal que les poëtes ont nommé le navire du désert, sans doute parce que son trot, comme le tangage d'un vaisseau, donne le mal de mer. Si pressés que nous fussions d'arriver, à cause du mau- vais pas que nous avions à traverser, nous ne pûmes nous empêcher d'attendre que tout le passage fût ef- fectué. Enfin, chevaux profitant du passage pour boire, buffles nageant la tête seule hors de l'eau, chameaux montés par les conducteurs et trempant à peine leur ventre dans le fleuve, grâce à leurs longues jambes, ar- rivèrent à l'autre bord et se remirent en route. Nous les imitâmes en les précédant, et rien ne nous arrêta plus jusqu'à la station suivante. 5. 82 AMPRESSIONS DE VOYAGE Là, on ne put nous donner que quatre Cosaques d'escorte; il n'y en avait que six au poste, et c'était bien le moins qu'il en restât deux pour le garder. D'ailleurs, nous n'étions pas encore à l'endroit dan- gereux, et, à partir de ce moment, les postes de Cosa- ques, avec l'espèce de pigeonnier qui leur sert de gué- rite et au haut duquel un homme reste jour et nuit en faction, étaient placés de cinq verstes en cinq verstes et dominaient toute la route. Ces sentinelles ont à la portée de la main une botte de paille goudronnée, à laquelle, la nuit, en cas d'alarme, ils mettent le feu. Ce signal, qui est vu de vingt verstes à la ronde, réunit en un instant tous les postes circon- voisins sur le point qui demande du secours. Nous partîmes avec nos quatre Cosaques. Tout le long de la route, nous trouvions occasion de chasser, sans descendre de la tarentasse des quantités de pluviers pâturaient à droite et à gauche de la route; seulement, les cahots de la tarantasse sur un chemin pierreux rendaient le tir extrêmement difficile. Quand, par hasard, l'animal sur lequel nous avions tiré restait sur la place, un de nos Cosaques l'allait chercher, et quelquefois, sans descendre de cheval, — on comprend que c'étaient les habiles qui faisaient cela le ramas- sait en passant au galop. - - nous avions Puis on l'apportait au garde-manger; baptisé ainsi les deux poches extérieures de notre taran tasse. Mais bientôt nous fûmes privés de cette distraction : le temps, qui, depuis le matin était brumeux, se couvrit de plus en plus, et un brouillard épais se répandit dans LE CAUCASE 85 la plaine, nous permettant à peine de voir à cinq pas autour de nous. C'était un véritable temps de Tchetchens. Aussi nos Cosaques resserrèrent-ils leur cercle autour de nos voi tures, nous invitant à glisser des balles dans nos fusils de chasse, chargés de plomb à perdreau. Nous ne nous le fimes pas dire deux fois; en cinq minutes, la substitution fut faite, et nous nous trou- vâmes en état de faire face à vingt hommes. Nous avions dix coups à tirer sans avoir besoin de recharger. A chaque station, du reste, l'ordre était donné aux Cosaques et aux hiemchiks, et le grade que ceux-ci me supposaient eût servi, dans ce cas, à me faire obéir ponctuellement. Au moment où l'on apercevrait les Tchetchens, les deux voitures s'arrêteraient, se placeraient sur la même ligne à quatre pas l'une de l'autre; les chevaux de tête combleraient les intervalles, et, à l'abri de la barricade inanimée et vivante, nous ferions feu, tandis que les Cosaques, de leur côté, prendraient part à l'action en troupe volante. Comme, à chaque changement d'escorte, j'avais le soin de faire voir aux Cosaques la justesse et la portée de nos armes, cela leur donnait en nous une confiance que nous n'avions pas toujours en eux, surtout quand nous avions pour défenseurs des gavrielowitch. Ce dernier mot demande une explication. On l'applique aux Cosaques du Don, qu'il ne faut pas confondre avec les Cosaques de la ligne. Le Cosaque de la ligne, né sur les lieux, en face de 84 IMPRESSIONS DE VOYAGE l'ennemi qu'il a à combattre, familiarisé dès l'enfance avec le danger, soldat à douze ans, passant trois mois par an seulement à sa stanitza, c'est-à-dire à son vil- lage, restant à cheval et sous les armes jusqu'à cin- quante ans, est un admirable soldat, qui fait la guerre en artiste, et qui trouve du plaisir au péril. De ces Cosaques de la ligne, fondés, comme nous l'avons dit, par Catherine, mêlés aux Tchetchens et aux Lesghiens, dont ils ont enlevé les filles, comme les Ro- mains étaient mêlés aux Sabins, est résultée une race croisée, ardente, guerrière, gaie, adroite, toujours riant, chantant, se battant. On cite d'eux des traits de bra- voure incroyables; d'ailleurs, nous les verrons à l'œuvre. Le Cosaque du Don, au contraire, pris à ses plaines pacifiques, transporté des rives de son fleuve majestueux et tranquille, aux bords tumultueux du Terek ou aux rives décharnées de la Kouma, enlevé à sa famille d'agri- culteurs, attaché à sa longue lance, qui lui est plutôt un embarras qu'une défense, attristé par ce bâton qu'il s'obstine à ne pas quitter, inhabile à manier le fusil et à conduire le cheval, le Cosaque du Don, qui fait en- core un assez bon soldat en campagne, fait un exécrable soldat d'embuscade, de ravins, de buissons et de mon- tagnes. Aussi, les Cosaques de la ligne et la muice tatare, excellente troupe d'escarmouche, se moqu nt-ils éter- nellement des gavrielovitch, nom qui exaspère les Cosa- ques du Don. Pourquoi ? Voici : Un jour, des Cosaques du Don étaient d'escorte; l'es- ( LE CAUCASE 85 corte fut attaquée par les Tchetchens, l'escorte se sauva. Un jeune Cosaque, mieux monté que les autres, après avoir jeté lance, pistolets, schaska, sans papak, l'œil effaré, éperdu de terreur, entra dans la cour du poste, au grand galop de son cheval, en criant de tout ce qui lui restait de force : - Zastoupi za nass, Gavrielovitch! Ce qui voulait dire : « Sauve-nous, fils de Gabriel! » Puis, après cet effort suprême, il tomba évanoui à bas de son cheval. Depuis ce temps, les autres Cosaques et les Tatars appellent les Cosaques du Don, des gavrielovitch. Les montagnards, qui rachètent à tout prix leurs compagnons tombés aux mains des Russes, donnent quatre Cosaques du Don ou deux miliciens tatars pour un Tchetchen, un Tcherkesse ou un Lesghien; mais ils échangent homme pour homme, le Cosaque de la ligne contre le montagnard. Jamais les montagnards ne rachètent un des leurs qui a été blessé d'un coup de lance : s'il a été blessé d'un coup de lance, il a été blessé par un Cosaque du Don, et, à leur avis, il n'y a qu'un lâche qui puisse être blessé par un Cosaque du Don. Ils ne rachètent pas non plus l'homme blessé par der- rière; cette mesure s'explique d'elle-même l'homme blessé par derrière a été blessé en fuyant. Or, pour le moment, notre escorte se composait de gavrielovitch; ce qui n'était pas rassurant, vu le brouil- lard qu'il faisait. Nous fimes, ainsi, au milieu du brouillard, et le fusil armé et sur le genou, les dix ou douze verstes qui nous 86 IMPRESSIONS DE VOYAGE séparaient encore de la station, traversant les deux vil- lages fortifiés et palissadés de Kargatenkaïa et de Scherbakoskaïa. La première défense de chacun de ces villages, qui s'attendent à chaque instant à être attaqués par les Tchetchens, est un large fossé qui l'enceint complé- tement. Une haie de derjiderevo remplace la muraille des villes de guerre et est au moins aussi difficile à escalader, Puis, en outre, chaque maison, qui peut devenir une citadelle, est entourée d'un treillis de six pieds de haut; quelques-uns y joignent un petit mur avec des meur- trières. A chaque porte du village, gardée par une sen- tinelle, est un de ces postes élevés, d'où le regard em- brasse tout le voisinage. Un factionnaire, que l'on relève toutes les deux heures, veille jour et nuit dans ce poste. Tous les fusils sont toujours chargés; la moitié des chevaux est toujours sellée. De douze à soixante ans, chaque homme de ces sortes de villages est soldat. Chacun a sa légende, sanglante, meurtrière, terrible, qui pourrait rivaliser avec celles que nous raconte si poétiquement Cooper. Nous arrivâmes à la station de Soukoïpost. Là, un magnifique spectacle nous attendait. Le soleil, qui, depuis quelque temps, luttait contre le brouillard, parvint à le transpercer de ses rayons; la vapeur alors se déchira par larges bandes, de plus en plus transparentes et à travers lesquelles on commença d'apercevoir des silhouettes fermes et arrêtées. LE CAUCASE 87 Seulement, était-ce la montagne? étaient-ce des nuages? Le doute persista encore quelques instants; enfin, le soleil fit un dernier effort, le reste du brouillard se dis- sipa en flocons vaporeux, et toute la majestueuse ligne du Caucase s'étendit devant nous depuis le Chat-Elbrouz jusqu'à l'Elbrouz. Le Kasbek, poétique échafaud de Prométhée, s'élevait avec son sommet couvert de neige. Nous restâmes un instant muets en face de ce splendide panorama; ce n'étaient ni les Alpes ni les Pyrénées; ce n'était rien de ce que nous avions vu, rien de ce que notre mémoire nous rappelait, rien de ce que notre imagination avait rêvé. C'était le Caucase, c'est-à-dire le théâtre où le premier poëte dramatique de l'antiquité fait passer son premier drame, drame dont le héros est un titan et dont les acteurs sont des dieux!... Combien je regrettai mon Eschyle! Je me serais arrêté là, j'y aurais couché et j'y aurais relu Prométhée depuis le premier jusqu'au dernier vers. On comprend que les Grecs aient fait descendre le monde de ces magnifiques sommets. C'est l'avantage des pays historiques sur les pays inconnus. Le Caucase est l'histoire des dieux et des hommes. L'Himalaya et le Chimboraço sont tout simplement deux montagnes, l'une de vingt-sept mille pieds de haut, l'autre de vingt-six mille. Le plus haut sommet du Caucase n'en a que seize mille, mais il sert de piédestal à Eschyle! 88 IMPRESSIONS DE VOYAGE Je ne pouvais déterminer Moynet à faire un dessin de ce qu'il voyait. Comment rendre une des plus colossales œuvres du Seigneur avec un bout de crayon et une feuille de papier? Il l'essaya cependant. Tenter est une des premières preuves que le génie humain donne de son essence divine; réussir est la dernière. IV LES OFFICIERS RUSSES AU CAUCASE. Les chevaux attelés, le dessin de Moynet fini, nous nous remîmes en chemin. Nous ne nous étions plus occupés ni des Tchetchens ni des Tcherkesses. On ne nous eût pas donné d'escorte, que nous ne nous en fussions probablement pas aper- çus, tant nous étions absorbés par ce sublime aspect du Caucase. Le soleil, comme s'il eût été fier de sa victoire sur le brouillard, brillait de tout son éclat. Ce n'était plus l'automne, comme à Kislar; c'était déjà l'été avec toute sa lumière et toute sa chaleur. De grands aigles faisaient des cercles immenses dans le ciel, et les accomplissaient sans battre une seule fois des ailes; deux s'enlevèrent des steppes et allèrent à une verste se poser sur un arbre où, au dernier printemps, ils avaient eu leur nid. 1 1 4 LE CAUCASE 89 Nous nous étions engagés sur un chemin étroit et boueux, avec d'immenses marais de chaque côté de nous; ces marais étaient peuplés d'oiseaux aquatiques de toute espèce : pélican, outarde, canepetière, cormo- ran, canard sauvage; chaque espèce avait là ses repré- sentants. Le danger de l'homme fait la sécurité des ani- maux dans ces lieux presque déserts, peuplés seulement par les larrons de chair humaine; le chasseur risque trop de devenir gibier lui-même pour donner la chasse aux autres animaux. Tout ce que nous rencontrions de voyageurs sur la route étaient armés jusqu'aux dents. Un riche Tatar qui venait de visiter ses troupeaux avec son fils, enfant de quinze ans, et quatre noukers, avait l'air d'un prince du moyen âge avec sa scite. Les piétons étaient rares; ils portaient tous le kandjar, le pistolet passé dans la ceinture, le fusil en bandoulière sur l'épaule. Chacun nous regardait passer avec cet air de fierté que donne à l'homme la conscience de son courage. Qu'il y avait loin de ces âpres Tatars, aux humbles paysans que nous avions rencontrés de Tver à Astrakan! A une station précédente, Kalino avait levé le fouet sur un hiemchik en retard. - Prends garde! avait dit celui-ci en portant la main à son kandjar, tu n'es plus ici en Russie. Un paysan russe eût reçu le coup de fouet, et n'eût pas même osé pousser un soupir. Nous-mêmes, cette confiance, disons mieux, cet orgueil de l'homme indépendant nous gagnait; il nous semblait qu'ayant à lutter contre un danger inconnu, nos sens 90 IMPRESSIONS DE VOYAGE prenaient plus d'acuité pour le prévoir, notre cœur plus d'énergie pour y faire face. Le danger est une chose étrange: on commence par le craindre, puis on le brave, puis on le désire; et, quand, après l'avoir affronté longtemps, vous le voyez s'éloigner de vous, il vous manque, comme un sévère ami qui vous disait de vous tenir sur vos gardes. J'ai bien peur que le courage ne soit qu'une affaire d'habitude. A la station de Novo-Outchergdennaïa, c'est-à-dire à celle qui précédait l'endroit dangereux, on ne put nous donner que cinq Cosaques; le chef du poste nous avoua lui-même que c'était bien peu, et nous offrit d'attendre le retour de ses hommes. Je lui demandai si, dans le cas où nous attendrions le retour de ses hommes, nous marcherions de nuit. Il nous répondit que non; que nous coucherions au poste et repartirions le lendemain matin, avec quinze ou vingt hommes. - Vos cinq hommes se battront-ils si nous sommes attaqués? demandai-je au chef du poste. - Je vous réponds d'eux ce sont des hommes qui font trois fois par semaine le coup de feu avec les mon- tagnards; pas un ne làchera pied. - Alors, nous serons huit; c'est tout ce qu'il faut. Partons. Je renouvelai la recommandation aux voitures en cas d'attaque; je communiquai le plan de défense à nos hommes, et nous partîmes au grand trot. Le soleil descendait rapidement vers l'horizon; le Caucase était merveilleusement éclairé : Salvator Rosa, LE CAUCASE 91 avec tout son genie, n'eût pas atteint à cette magie de tons que les rayons mourants du soleil imprimaient à la gigantesque chaine. La base des monts était d'un bleu sombre, les cimes étaient roses, les espaces intermédiaires passaient gra- duellement par toutes les nuances du violet au lilas. Le ciel était d'or fondu. Il est aussi impossible à la plume qu'au pinceau de suivre la lumière dans ses rapides dégradations: pen- dant le temps où le regard se reporterait de l'objet que l'on voudrait peindre au papier, l'objet aurait déjà changé de couleur et, par conséquent, d'aspect. A trois ou quatre verstes de nous, nous voyions, comme une ligne sombre, le bois que nous avions à traverser. Au delà du bois, la route bifurque. Un des deux chemins, allant à Mosdok et à Vladi- kavkas, coupe le Caucase par la moitié, et, en suivant le défilé du Darial, conduit à Tiflis. Celui-là est desservi par des chevaux de poste, et, quoique dangereux, ne l'est pas au point que le danger interrompe les communications. L'autre, qui empiète sur le Daghestan, passe à vingt verstes de la résidence de Schamyl, et coudoie à chaque pas les peuplades ennemies; aussi la poste est-elle in- terrompue pendant soixante ou quatre-vingts verstes. C'était ce dernier que j'avais résolu de prendre; de Tiflis, je reviendrais visiter la gorge du Darial, les dé- filés du Terek. Celui-là me conduisait à la capitale de la Géorgie, par Temirkhan-Choura, Derbend, Bakou et Schoumaka, c'est-à-dire par une route que personne ne suit d'habitude à cause des difficultés qu'elle pré- 92 IMPRESSIONS DE VOYAGE sente, et surtout à cause des dangers qu'on y court. Sur ce chemin-là, en effet, tout est danger; on ne peut pas dire : « L'ennemi est ici, ou l'ennemi est là ; » l'ennemi est partout. Un massif d'arbres, c'est l'ennemi; un ravin, c'est l'ennemi; un rocher, c'est l'ennemi. L'ennemi n'est pas à tel ou tel endroit c'est l'endroit même qui est l'ennemi. Aussi chaque objet a son nom caractéristique: c'est le bois du Sang, c'est le ravin des Voleurs, c'est le ro- cher du Meurtre. Il est vrai de dire que ces dangers diminuaient con- sidérablement pour nous, grâce au blanc seing du prince Bariatinsky, lequel nous permettait de prendre autant d'hommes d'escorte que les circonstances le nécessite- raient. - Malheureusement, comme on l'a vu, cette permis- sion était souvent illusoire. Ce n'eût pas été trop que de vingt hommes; mais comment prendre vingt hommes d'escorte lorsqu'il n'y en a que sept au corps de garde? Nous approchions rapidement du bois; nos Cosaques tirèrent leurs fusils du fourreau, visitèrent les amorces et celles des pistolets, et nous dirent de prendre les mêmes précautions. Le crépuscule commençait à tomber. A peine fûmes-nous engagés dans le maquis, qu'un vol de perdrix se leva, et alla se reposer à vingt-cinq pas dans le fourré. L'instinct du chasseur prit alors le dessus; je tirai les balles de mon fusil Lefaucheux, j'y glissai deux cartou- ches à plomb, je fis arrêter la voiture et je sautai à terre, Moynet et Kalino, avec leurs fusils chargés à balle, se 1 LE CAUCASE 93 levèrent dans la tarantasse et se préparèrent à protéger ma retraite si besoin était. Deux Cosaques, le fusil à la main, marchèrent, l'un à ma droite, l'autre à ma gauche. A peine eus-je fait dix pas dans le fourré, que les per- drix se levèrent; une d'elles quitta la bande et me donna plus de facilité pour la tirer; elle tomba à mon second coup, et alla rejoindre les pluviers dans la poche de la tarantasse. Puis je remontai lestement en voiture, et nous repar- tîmes au grand trot. Au moins, dit un des Cosaques, si les Tatars veu- lent nous attaquer maintenant, les voilà avertis. Les Tatars étaient ailleurs; nous traversâmes dans toute sa longueur le passage périlleux, et, quoique le crépuscule eût succédé au jour et que la nuit succédât bientôt au crépuscule, nous arrivâmes sains et saufs à Schoukovaïa. Un Cosaque nous précéda de dix minutes, pour de- mander au commandant de la station de nous désigner un logement. Schoukovaïa étant un poste militaire, ce n'était plus, comme à Kislar, au maître de police qu'il fallait nous adresser, c'était au colonel. Des avant-postes veillaient sur le village, et, quoiqu'il y eût tout un bataillon, c'est-à-dire un millier d'hommes, on voyait que les précautions prises étaient les mêmes que pour les simples stanitzas cosaques. On nous donna deux chambres, déjà occupées par deux jeunes officiers russes. L'un revenait de Moscou, où il avait été en congé chez ses parents; il allait à Derbend, où était son régiment. L'autre, lieutenant 94 IMPRESSIONS DE VOYAGE aux dragons de Nijny-Novgorod, venu de Cheriourtn pour une remonte, attendait les soldats qui étaient allés dans le voisinage acheter de l'avoine pour le régi- ment. Le jeune officier en congé avait grande hâte de re- tourner à Derbend; mais, comme il n'avait aucun droit à une escorte, et qu'en voyageant seul il n'eût pas fait vingt verstes sans être assassiné, il attendait ce que l'on appelle l'occasion. L'occasion est la réunion d'un assez grand nombre de personnes se dirigeant vers le même point pour qu'un chef de corps prenne sur lui de donner à la caravane une escorte suffisante pour la protéger; cette escorte se compose ordinairement d'une cinquantaine de fantas- sins et de vingt ou vingt-cinq cavaliers. Comme, parmi les voyageurs, il y a presque toujours un certain nombre de piétons, l'occasion marche au pas ordinaire et fait ses grandes étapes de cinq ou six lieues. C'était quinze jours, à peu près, que notre jeune officier devait mettre pour aller de Schoukovaïa à Bakou. Il était désespéré, étant un peu en retard déjà pour sa rentrée au corps. Notre arrivée fut donc pour lui une véritable au- baine. Il profiterait de notre escorte, et, comme il avait un kibik, il le ferait marcher entre notre tarantasse et notre télègue. Quant à l'autre officier, il nous fit d'autant plus fête qu'il avait largement dégusté le vin de Kislar, et que le vin de Kislar est, dit-on, un des vins qui développent au plus haut degré les sentiments philanthropiques. LE CAUCASE 95 Si l'on pouvait faire boire du vin de Kislar au monde entier, tous les hommes seraient bientôt frères. Le Caucase produit sur les officiers russes ce que l'Atlas produit sur nos officiers d'Afrique : l'isolement amène l'oisiveté; l'oisiveté, l'ennui; l'ennui, l'ivresse. Que voulez-vous que fasse un malheureux officier, sans société, sans femme, sans livres, dans un poste avec cinq hommes ? Il boit. Seulement, ceux qui ont de l'imagination accompa- gnent cette action, toujours la même, qui consiste à faire passer le vin ou le vodka de la bouteille dans le verre et du verre dans le gosier, de détails plus ou moins pittoresques. Nous avons, dans notre voyage, fait connaissance avec un capitaine et un chirurgien-major, qui nous ont donné, sous ce rapport, le programme le plus étendu de ces sortes de fantaisies. Chaque officier a un soldat attaché à sa personne; ce soldat s'appelle demchik. Notre capitaine, après son ser- vice du matin, rentrait, se couchait sur son lit de camp, et, s'adressant à son demchik: - Brisgallof, lui disait-il (Brisgallof était le nom du soldat), tu sais que nous allons partir. Brisgallof, ferré sur son rôle, répondait : - Oui, capitaine, je sais cela. - Eh bien, alors, comme on ne part pas sans prendre quelque chose, mangeons un croûton, mon ami; buvons un coup, et tu iras chercher les chevaux pour les atteler à la télègue. - C'est bien, capitaine, répondait Brisgallof. 96 IMPRESSIONS DE VOYAGE Et Brisgallof apportait un morceau de pain et de fro- mage, et une bouteille de vodka; le capitaine, trop bon prince pour absorber à lui seul les biens du bon Dieu, faisait manger un croûton et boire un verre de vodka à Brisgallof, et en faisait autant de son côté; seulement, lui, buvait plutôt deux verres qu'un, et, les deux verres vidés : - La disait-il, je crois qu'il est temps d'aller cher- cher les chevaux... Une longue route à faire, mon ami; ne l'oublions pas. - Si longue qu'elle soit, la route me sera agréable si je la fais avec vous, capitaine, répondait l'aimable. demchik. Nous la ferons ensemble, mon ami, nous la ferons ensemble. Les hommes ne sont-ils pas frères? Laisse- moi le vodka et les verres, afin que je ne m'ennuie pas trop en t'attendant, et va chercher les chevaux.. Va, Brisgallof, va! Brisgallof sortait, laissant à son capitaine le temps de boire un ou deux verres de vodka; puis il rentrait, tenant à la main une sonnette, comme on en attache aux dougas (1). ― Voilà les chevaux, capitaine, disait-il. - C'est bien; fais atteler et presse les hiemchiks. - Pour ne pas vous ennuyer pendant qu'ils attelle- ront, buvez un coup, capitaine. - Tu as raison, Brisgallof; seulement, je n'aime pas à boire seul, c'est bon pour les ivrognes. Prends un (1) Nom du cercle de bois que porte au-dessus du garrot le cheval du milieu d'une troïka. 1 LE CAUCASE 97 verre et bois, mon garçon. Attelez, vous autres, attelez. Les deux verres vidés : -Nous sommes prêts, capitaine, disait Brisgallof. - Eh bien, alors, partons! Et le capitaine se couchait, et Brisgallof s'asseyait au pied de son lit, secouant la sonnette qui imitait le bruit de la troika en marche. Le capitaine s'assoupissait. Au bout d'une demi-heure: - Capitaine, disait Brisgallof, nous sommes à la station. - Hum!... tu dis?... faisait le capitaine en se ré- veillant. - Je dis que nous sommes arrivés à la station, capi- taine. - Alors, il faut boire un coup, Brisgallof. Buvons un coup, capitaine. Et les deux compagnons de voyage trinquaient fra- ternellement et vidaient chacun son verre de vodka. - Partons, partons, disait le capitaine, je suis pressé. - Partons, répétait Brisgallof. On arrivait à une seconde station, où l'on buvait un coup comme à la première. A la quatrième station, la bouteille était vide. Brisgallof en allait chercher une autre. A la dixième station, capitaine et demchik roulaient à côté l'un de l'autre, ivres-morts. Le voyage était fini pour ce jour-là. Le chirurgien-major procédait d'une autre façon. Il habitait une maison à l'orientale, avec des niches creusées dans la muraille. Il sortait à sept heures du 6 98 IMPRESSIONS DE VOYAGE matin pour faire sa visite à l'hôpital; selon qu'il avait plus ou moins de malades, sa visite durait plus ou moins lo gtemps, puis il rentrait. En son absence, son demchik avait coutume de mettre deux verres de punch dans chaque niche. Aussitôt rentré, le docteur commençait sa tournée intérieure. - Hum! faisait-il en s'arrêtant devant la première niche, quelle bise il fait ce matin ! < -- Une bise de tous les diables! répondait-il. Cela ne vaut rien pour la santé, de sortir à jeun par un pareil vent. Vous avez raison; prendriez-vous quelque chose? Je prendrais volontiers un verre de punch. w Ma foi, moi aussi. Kaschenko! deux verres de punch, mon ami. - Voilà, monsieur. Et le docteur, qui faisait les demandes et les réponses en se contentant de changer les intonations de sa voix, prenait un verre de punch de chaque main, se souhai- tait toute sorte de prospérités, et buvait les deux verres de punch. A la seconde niche, la formule changeait, mais le dé- noûment était toujours le même. A la dernière niche, il avait bu vingt verres de punch; par bonheur, cette dernière niche aboutissait à son lit. Le docteur se couchait enchanté de lui; il avait visité toute sa clientèle. Nous avons fait, à Temirkhan-Choura, connaissance avec un chef de bataillon qui, dans la campagne de 1856, avait eu particulièrement affaire aux Turcs, et qui leur LE CAUCASE 99 avait gardé une énorme rancune pour une balle qu'ils lui avaient logée dans les côtes et un coup de sabre dont ils lui avaient balafré le visage. C'était un excellent homme, brave jusqu'à la témérité, mais sauvage et solitaire, ne frayant avec aucun de ses camarades. Il avait trouvé moyen de se loger dans une petite maison séparée des autres et presque hors de la ville. Il vivait là, dans la compagnie d'un chien et d'un chat. Le chien s'appelait Ruski et le chat Turki. Le chien était un méchant roquet blanc et noir, cou- rant sur trois pattes, tenant la quatrième en l'air, avec une oreille couchée et l'autre en paratonnerre. Le chat était un simple chat gris, pur chat de gout- tière. Jusqu'au moment du dîner, Turki et Ruski étaient les meilleurs amis du monde; l'un mangeait à la droite, l'autre à la gauche du chef de bataillon. Mais, après le diner, le chef de bataillon allumait sa pipe, prenait Turki et Ruski chacun par la peau du cou, et allait s'asseoir sur une chaise que son demchik lui avait préparée à la porte. Là, il disait au chat : - Tu sais que tu es Turc. Au chien: - Tu sais que tu es Russe. Et à tous deux : - Vous savez que vous êtes ennemis, et qu'il s'agit de se donner un coup de peigne. Prévenus ainsi, Ruski et Turki étaient frottés mu- seau à museau; si bien que, tout bons amis qu'ils 100 IMPRESSIONS DE VOYAGE étaient, ils finissaient par se fàcher l'un contre l'autre. Alors commençait le coup de peigne dont leur avait parlé le chef de bataillon; le combat durait jusqu'à ce que l'un des deux y renonçât. C'était presque toujours Ruski, c'est-à-dire le roquet, qui recevait la danse. Lorsque nous eûmes l'honneur de faire connaissance avec notre chef de bataillon et avec son chat et son chien, Turki avait le nez mangé et Ruski était borgne. Je me figure avec tristesse ce que sera la vie de ce brave officier, s'il a le malheur, qui ne peut manquer de lui arriver, de perdre un jour Ruski ou Turki. Il se brûlera la cervelle, à moins qu'il ne se mette à faire des visites comme le docteur ou à voyager comme le capitaine. Quant aux simples Cosaques, leurs animaux de pré- dilection sont le coq et le bouc. Chaque escadron de cavalerie a son bouc; chaque poste de Cosaques a son coq. Le bouc a une double utilité son odeur chasse de l'écurie tous les animaux nuisibles : scorpions, pha- langes, mille-pieds. Voilà pour la chose positive et matérielle. Maintenant, voici pour la poésie : il éloigne tous ces lutins qui, la nuit, entrent dans les écuries, mêlent les crins des chevaux, leur arrachent les poils de la queue, grimpent sur leur dos et les font courir, en rêve et sans qu'ils bougent de place, depuis minuit jusqu'au jour. Le bouc est le maître de l'escadron; le drôle connaît son importance: si un cheval veut boire ou manger avant lui, il tombe sur l'impertinent à coup de cornes, LE CAUCASE 101 et le cheval, qui sait être dans son tort, n'essaye pas même de se défendre. Quant au coq, il a, comme le bouc, sa mission maté- rielle et sa mission poétique. La mission matérielle est de sonner l'heure ; le Cosaque du Don et même de la ligne a rarement une montre, plus rarement encore une horloge. La mission poétique est de parler du village absent. Nous assistâmes à la joie de tout un poste de Cosa- ques, dont le coq avait cessé complétement de chanter, lorsque ce coq retrouva sa voix. Ils s'assemblèrent en conseil et s'interrogèrent sur les causes qui avaient pu priver le pauvre chante-clair de sa gaieté. Un d'eux, plus avisé que les autres, hasarda cette opinion: — Peut-être ne chante-t-il plus de chagrin de n'avoir pas de poule ! Le lendemain, au point du jour, le poste était en quête; les maraudeurs rapportèrent trois poules. Les poules n'étaient pas posées à terre, que le coq avait retrouvé sa voix. Ce qui prouve que les coqs et les ténors n'ont aucun rapport entre eux. 102 IMPRESSIONS DE VOYAGE V LES ABRECKS Mon premier soin, en arrivant à Schoukovaïa, fut d'aller mettre mon nom chez le colonel commandant les postes. Schoukovaïa est, pour la boue, la digne rivale de Kislar. Puis je revins pour m'occuper du dîner. Le plus fort était fait. Un de nos officiers, celui qui retournait à Derbend, avait un domestique arménien de première force sur le schislik. Il nous faisait non-seule- ment un schislik de mouton, mais encore un schislik de pluviers et de perdrix. Quant au vin, nous n'avions pas à nous en occuper : nous en apportions neuf bouteilles, et l'état de béatitude dans lequel était notre jeune lieu- tenant nous prouvait que le vin ne manquait point à Schoukovaïa. Comme nous achevions de diner, le colonel entra. Il venait me rendre ma visite. Notre première question fut pour l'interroger sur la manière de continuer notre route. On se rappelle que, pendant cent cinquante verstes, la poste est inter- rompue, nul maître de poste ne s'étant soucié d'ex- poser ses chevaux à être enlevés chaque nuit par les Tchetchens. LE CAUCASE 103 Le colonel nous assura que, pour dix-huit ou vingt roubles, nous ferions affaire avec les hiemchiks du pays, et il promit de nous envoyer, le même soir, des loueurs de chevaux avec lesquels nous nous arrangerions. Notre officier de Derbend nous confirma dans la même espérance. Il avait déjà entamé des pourparlers pour les trois chevaux de son kibik, et avait arrêté prix à douze roubles. Effectivement, un quart d'heure après la sortie du colonel, apparurent deux hiemchiks, avec lesquels nous fimes prix à dix-huit roubles (soixante et douze francs). C'était fort raisonnable pour trente lieues, d'autant plus que, grâce à notre escorte, avec laquelle nos hiem- chiks pouvaient revenir, leurs chevaux ne couraient aucun risque. Pleins de confiance dans la parole de nos deux Schou- kovaïotes, nous nous étendimes sur nos bancs, et nous nous endormimes comme si nous étions couchés sur les matelas les plus moelleux du monde. En nous réveillant, nous fimes dire à nos hommes d'envoyer les chevaux. Mais, au lieu des chevaux, ce furent les hiemchiks qui vinrent eux-mêmes. Ils s'étaient ravisés, les honnêtes gens. Ce n'était plus dix-huit roubles qu'ils voulaient, c'est-à-dire soixante et douze francs; c'était vingt-cinq roubles, c'est-à-dire cent francs. Ils appuyaient cette prétention sur ce qu'il avait gelé pendant la nuit. Rien ne me révolte comme le vol maladroit. Celui-là 104 IMPRESSIONS DE VOYAGE l'était dans toute la force du terme. Sans savoir comment nous partirions, je commençai par mettre mes gaillards à la porte, en accompagnant cette action d'un juron russe que j'avais appris pour les grandes occasions, et qu'à force de travail, j'étais parvenu, j'ose le dire, à prononcer avec une certaine pureté. - Eh bien, maintenant, qu'allons nous faire? me dit Moynet quand ils furent partis. - Nous allons voir une chose charmante que nous n'aurions pas vue, si nous n'avions pas eu affaire à deux coquins. Qu'allons-nous voir ? - Vous rappelez-vous, cher ami, la Permission de dix heures de notre ami Giraud? -- Parfaitement. - Eh bien, il y a au Caucase un charmant village cosaque qui a une telle réputation pour la constance des hommes, la complaisance des parents et la beauté des femmes, qu'il n'y a pas un jeune officier au Caucase qui n'ait demandé, au moins une fois dans sa vie, à son colonel une permission de soixante heures pour le visiter. - - N'est-ce pas le village dont nous a parlé Dandré et qu'il nous a recommandé de voir en passant ? - voir. - Justement... Eh bien, nous allions passer şans le - Comment l'appelait-il donc -Tchervelone. - Et à combien est-ce d'ici? - Porte à porte. - Mais enfin ? LE CAUCASE 105 -- - A trente-cinq verstes. Eh eh! près de neuf lieucs? Neuf lieues pour aller, neuf lieues pour revenir, dix-huit lieues. - - Et comment ferons-nous le chemin ? - A cheval done! - Bon! puisque nous n'avons pas de chevaux, Des chevaux d'attelage, non; mais des chevaux de selle tant que nous voudrons. Kalino, exposez à notre officier remonteur le désir que nous avons d'aller à che- val à Tchervelone, et vous verrez qu'il va mettre toute sa remonte à notre disposition. Kalino exposa la demande à notre lieutenant. - Mogeno, n'est-ce pas ? lui demandai-je quand la de- mande fut faite, - Mogeno (1), répondit Kalino; mais il y met une condition. - Laquelle ? - C'est qu'il sera des nôtres. - J'allais le lui offrir. - Mais des chevaux pour demain ? fit Moynet, l'homme prévoyant de la société. - D'ici à demain, nos hommes réfléchiront. - — Demain, ils nous demanderont trente roubles. -- C'est probable. - Eh bien? (1) Mogeno, en russe, est à la fois une demande et une ré- ponse, selon l'intonation que l'on donne au mot; comme de- mande, il signifie « Peut-on? » comme réponse : « On peut.>> 106 IMPRESSIONS DE VOYAGE - Eh bien, alors, que voulez-vous! nous aurons des chevaux pour rien. - - - Ce sera bien joué ! - Vous pouvez d'avance parier pour moi. - Allons donc à Tchervelone. Prenez votre boîte d'aquarelle. - Pourquoi cela ? - Parce que vous aurez un portrait à faire - Lequel? - - - Celui de la belle Eudoxia Dogadiska. D'où la connaissez-vous? - De Paris, où j'ai fort entendu parler d'elle Prenons la boîte d'aquarelle, alors. ― Ce qui n'empêchera pas que nous ne prenions cha cun notre fusil à deux coups et onze Cosaques d'escorte. Kalino, mon ami, allez réclamer les onze Cosaques. Au bout d'une demi-heure, les cinq chevaux étaient sellés, les onze Cosaques prêts. - Maintenant, demandai-je à notre lieutenant, outre le colonel commandant le poste, il y a ici le colonel commandant le régiment, n'est-ce pas ? - Oui. - - Comment s'appelle-t-il - Le colonel Chatinof. - - ---- Où demeure-t-il ? A dix pas d'ici. Mon cher Kalino, soyez assez bon pour porter ma carte au colonel Chatinof, et pour dire à son hiemchik qu'à mon retour de Tchervelone, ce soir ou demain matin, si ce soir je reviens trop tard, j'aurai l'honneur de lui faire une visite. LE CAUCASE 107 Kalino revint. p · Avez-vous trouvé le colonel, cher ami? été au bal -Non, il était encore au lit ; il a conduit hier sa femme à un bal de noces, et ils sont rentrés à trois heures du matin; mais son petit garçon, qui n'a pas était levé, lui, et, quand il a entendu votre nom, il a dit: Je le connais, moi, M. Dumas: c'est lui qui a fait Monte-Cristo. »> - - Charmant enfant! il a dit là douze paroles qui nous vaudront six chevaux demain ; entendez-vous, Moynet? - - · Dieu le veuille! fit Moynet. · Dieu le voudra, soyez tranquille; vous connaissez ma devise: Deus dedit, Deus dabit. A cheval! Nous montâmes à cheval. Je dois dire que je me trouvai fort mal à mon aise sur une selle cosaque, qui est de huit pouces plus haute que le dos du cheval. Il est vrai qu'en échange, les étriers étaient de six pouces trop courts. En une heure et demie, nous arrivâmes à la forte- resse de Schedrinskaïa; nous y fìmes halte, pour faire souffler les chevaux et changer d'escorte. Puis nous reprîmes notre route, en suivant le bord du Terek, que nous retrouvions encore une fois. Nous avions une douzaine d'hommes en tout; comme je crois l'avoir dit, deux marchaient en avant, deux en arrière, huit m'entouraient. Une espèce de taillis de trois pieds de hauteur, au milieu duquel, de place en place, s'élevait un massif d'arbres d'une autre essence, s'étendait aux deux côtés du chemin : à ma droite, à perte de vue; à ma gauche, jusqu'au Terek. 108 IMPRESSIONS DE VOYAGE Mon cheval, en appuyant capricieusement à gauche, fit lever, à quinze pas du chemin, une compagnie de perdrix. Instinctivement, j'arrachai mon fusil de mon épaule et mis en joue; mais je me rappelai que je l'avais chargé à balle, et qu'il était inutile de tirer. Les perdrix allèrent se poser à une cinquantaine de pas au milieu des derjiderevo. La tentation était trop forte je substituai à mes car- touches à balle deux cartouches de plomb nº 9 et mis pied à terre. - Attendez-moi, me dit Moynet en descendant de cheval à son tour. - --- Êtes-vous donc chargé à plomb ? Oui. — Alors, marchons à cinquante pas l'un de l'autre ; nous prendrons la volée entre nous deux. Dites donc ! fit Kalino. - Quoi ? demandai-je en me retournant. --- Le chef de notre escorte dit que c'est imprudenɩ, ce que vous faites. - Bon! les perdreaux sont à cinquante pas à peine; n'étant pas farouches, ils ne gagneront pas au pied. D'ailleurs, que cinq ou six Cosaques nous suivent. Quatre Cosaques se détachèrent, tandis que l'on faisait signe à l'avant-garde de s'arrêter et à l'arrière-garde de presser le pas pour nous rejoindre. Nous marchâmes dans la direction des perdrix, et en même temps dans la direction du Terek. Les perdrix partirent à vingt pas de moi. J'en blessai une de mon premier coup; mais, voyant LE CAUCASE 109 qu'elle n'avait que la cuisse cassée, je doublai sur elle et la tuai. Elle tomba. — Avez-vous vu où elle est tombée ? criai-je à Moy- net. J'ai tiré en plein soleil; je sais qu'elle est tombée, voilà tout. - Attendez, j'y vais, me dit Moynet. Il n'avait pas achevé, qu'à cent pas devant nous un coup de fusil partit, et, en même temps que je vis la fumée, j'entendis la balle qui passait à trois pas de moi, faisant son chemin tout en brisant les cimes des buis- sons où nous étions noyés jusqu'à la ceinture. Nous étrennions enfin ! Les Cosaques qui nous accompagnaient firent cinq ou six pas en avant pour nous couvrir. Un seul resta à sa place, ou plutôt accompagna dans sa chute son cheval qui se couchait. La balle que j'avais entendue siffler avait atteint la pauvre bête au haut du fémur et lui avait brisé une jambe de devant. Pendant ce temps, tout en regagnant le chemin, j'a- vais glissé deux balles dans mon fusil rechargé. Un Cosaque tenait mon cheval en bride: je remontai dessus et me dressai sur les étriers afin de voir plus loin. Ce qui m'étonnait, avec ce que je savais déjà des mœurs des Tchetchens, c'était la lenteur de l'agression: d'ha- bitude, une charge à fond suit le coup de feu. En ce moment, nous vîmes filer sept ou huit hommes du côté du Terek. - Hourra s'écrièrent nos Cosaques en s'élançant à leur poursuite. 7 110 IMPRESSIONS DE VOYAGE Mais, tandis que ces sept ou huit hommes fuyaient, un homme, un seul, au lieu de fuir, sortait du buisson d'où il avait tiré le coup de feu, et, brandissant son fusil au-dessus de sa tête, criait: - Abreck! abreck! -- -Abreck! répétèrent les Cosaques. Et ils s'arrêtèrent. -Que signifie abreck ? demandai-je à Kalino. -Cela signifie : un homme qui a fait serment de cher- cher tous les dangers et de ne fuir devant aucun. - - Et que veut celui-ci ? Il ne prétend pas nous atta- quer tous les quinze à lui seul? -Non; mais il propose le combat singulier, proba- blement. Et, en effet, le Tchetchen avait ajouté quelques mots à ces deux cris: Abreck 1 abreck! - - ― - Entendez-vous ? me dit Kalino. J'entends, mais je ne comprends pas. Il défie un de nos Cosaques au combat corps à corps. - - Dites-leur qu'il y a vingt roubles pour celui qui acceptera. Kalino fit part de mon offre à nos hommes. Il y eut un instant de silence, pendant lequel ils se regardèrent entre eux comme pour choisir le plus brave. Pendant ce temps, à deux cents pas de nous, le Tche- tchen faisait faire toute sorte d'évolutions à son cheval, en continuant de crier: Abreck! abreck! Sacrebleu ! passez-moi donc ma carabine, Kalino, criai-je à mon tour; je meurs d'envie de descendre ce gaillard-là. LE CAUCASE 111 -N'en faites rien ! vous nous priveriez d'un spectacle curieux. Nos Cosaques se consultent pour savoir qui ils lui enverront. Ils l'ont reconnu, c'est un abreck très- renommé. Tenez, voilà un de nos hommes qui se pré- sente. En effet, le Cosaque dont le cheval avait eu la cuisse cassée, après s'être assuré qu'il ne pouvait remettre sa bête sur ses jambes, venait réclamer son droit, comme on demandait, à la Chambre, la parole pour un fait per- sonnel. Les Cosaques se fournissent leurs chevaux et leurs armes de leurs deniers; sculement, quand un Cosaque a son cheval tué, son colonel, au nom du gouvernement, lui paye vingt-deux roubles. C'est huit ou dix roubles qu'il perd, un cheval pas- sable coûtant rarement moins de trente roubles. Vingt roubles que j'offrais à celui qui accepterait le combat donnaient donc à notre Cosaque démonté dix roubles de bénéfice net. Sa demande de combattre l'homme qui avait blessé son cheval me parut tellement juste, que je l'appuyai. Pendant ce temps, le montagnard continuait ses évo- lutions; il tournait en cercle, rétrécissant le cercle à chaque fois, de sorte qu'à chaque fois il se rapprochait de nous. Les yeux de nos Cosaques lancaient du feu : ils se regardaient comme défiés tous, et, cependant, pas un n'eût tiré un coup de fusil sur l'ennemi après le défi porté; celui qui eût fait une pareille chose eût été dés- honoré. -Eh bien, dit le chef de l'escorte à notre Cosaque, va! 112 IMPRESSIONS DE VOYAGE ―― Je n'ai pas de cheval, dit le Cosaque; qui m'en prête un ? Pas un Cosaque ne répondit. Aucun ne se souciait de faire tuer peut-être son cheval entre les jambes d'un autre, le gouvernement eût-il, en pareille circonstance, payé les vingt-deux roubles promis. Je sautai à bas du mien, excellent cheval de remonte, et le donnai au Cosaque, qui s'élança en selle. Un autre homme de notre escorte qui m'avait paru très-intelligent, et auquel trois ou quatre fois j'avais fait, par l'intermédiaire de Kalino, des questions pen- dant la route, s'approcha de moi et m'adressa quelques mots. - Que dit-il? demandai-je à Kalino. - Il demande, s'il arrive malheur à son camarade, la permission de le remplacer. - Il se presse un peu, ce me semble; mais, en tout cas, dites-lui que c'est accordé. Le Cosaque rentra dans les rangs et se mit à examiner ses armes, comme si son tour de s'en servir était déjà arrivé. Cependant, son compagnon avait répondu par un cri au défi du montagnard et était parti à fond de train dans sa direction. Tout en courant, le Cosaque fit feu. L'abreck fit cabrer son cheval: le cheval reçut la balle dans les chairs de l'épaule. Presque en même temps, le montagnard fit feu à son tour, et enleva le papak de son adversaire. Tous deux jetèrent le fusil sur leur épaule. Le Cosa- que tira sa schaska, le montagnard son kandjar LE CAUCASE 113 Le montagnard manoeuvrait son cheval, tout blessé qu'était celui-ci, avec une adresse admirable, et, quoique le sang ruisselât sur son poitrail, l'animal ne paraissait pas le moins du monde affaibli, tant son maître le sou- tenait des genoux, de la bride et de la voix. En même temps, un torrent d'injures ruisselait de ses lèvres et inondait son adversaire. Les deux combattants se joignirent. Je crus un instant que notre Cosaque avait transpercé son adversaire avec sa schaska. Je vis la lame briller derrière son dos. Mais il avait seulement percé sa tcherkesse blanche. A partir de ce moment, nous ne vìmes plus rien qu'un groupe de deux hommes luttant corps à corps. Au bout d'une minute, un des deux hommes glissa de son cheval; c'est-à-dire le tronc d'un homme seulement : la tête était restée à la main de l'adversaire. L'adversaire, c'était le montagnard. Il poussa avec ane sauvage et effrayante énergie un cri de triomphe. secoua la tête dégouttante de sang et l'accrocha à l'arçon de sa selle. Le cheval sans cavalier s'enfuit, et, par un instinct naturel, après avoir fait un détour, revint se joindre à nous. Le cadavre décapité resta immobile. Puis au cri de triomphe du montagnard succéda un second cri de défi. Je me tournai vers le Cosaque qui avait demandé à combattre le second. Il fumait tranquillement sa pipe. Il me fit un signe de la tête. - J'y vais, dit-il. 1144 IMPRESSIONS DE VOYAGE Puis, à son tour, il poussa un cri en signe qu'il ac- ceptait le combat. Le montagnard, qui faisait de la fantasia, s'arrêta pour voir quel nouveau champion venait à lui. - Allons, dis-je à mon Cosaque, j'augmente la prime de dix roubles. Cette fois, il me répondit par un simple clignement des yeux. Il semblait faire provision de fumée, l'aspirant et ne la rendant pas. Puis il partit au galop avant que l'abreck eût eu le temps de recharger son fusil, arrêta son cheval à qua- rante pas de lui, épaula et lâcha la détente. Une légère fumée qui enveloppa son visage nous fit croire à tous que l'amorce seule avait brûlé. Le croyant désarmé de son fusil, l'abreck fondit sur lui le pistolet à la main et tira son coup à dix pas. Le Cosaque, par un mouvement imprimé à son cheval, évita la balle; puis, portant rapidement son fusil à son épaule, à notre grand étonnement à nous tous qui ne lui avions pas vu mettre une nouvelle amorce, il fit feu. Un mouvement violent que fit le montagnard prouva qu'il était atteint. Il lâcha la bride de son cheval et jeta, pour ne pas tomber, ses deux bras au cou de sa monture. L'animal, ne se sentant plus dirigé, furieux lui-même de sa blessure, emporta le cavalier à travers les buissons dans la direction du Terek. Le Cosaque se mit à sa poursuite. Nous allions lancer nos chevaux dans la même direc- tion que lui, lorsque nous vîmes peu à peu le corps du montagnard perdre son équilibre et rouler à terre. LE CAUCASE 115 Le cheval s'arrêta près du cavalier. Le Cosaque, ignorant si ce n'était pas une ruse et si le montagnard ne simulait point la mort, fit un grand cercle avant de s'approcher de lui. Il cherchait évidemment à voir le visage de son en- nemi; mais son ennemi, par hasard ou à dessein, était tombé la face contre terre. Le Cosaque se rapprocha de lui peu à peu le mon- tagnard ne bougeait pas. Notre Cosaque tenait à la main son pistolet, dont il ne s'était pas servi, prêt à faire feu. A dix pas du Tchetchen, il s'arrêta, visa et lâcha le coup. Le Tchetchen ne bougea pas. C'était une balle perdue inutilement. Le Cosaque avait tiré sur un cadavre. Il sauta à bas de son cheval, s'avança, tirant son kandjar, s'inclina sur le mort, et, une seconde après, se releva, sa tête à la main. Toute l'escorte cria : « Hourra! » Il avait gagné les trente roubles et, par-dessus le marché, sauvé l'honneur du corps et vengé son camarade. En un instant, le montagnard fut nu comme la main. Le Cosaque plia toute sa défroque sur son bras; puis, il saisit par la bride le cheval blessé, qui n'essaya point de fuir, lui mit son butin sur le dos, remonta sur son cheval, et revint à nous. Il n'y eut qu'une question : Comment ton fusil, après avoir brûlé l'amorce, a-t-il pu partir? Le Cosaque se mit à rire. -- rades. Mon fusil n'a pas brûlé l'amorce, dit-il. Bon! nous avons vu la fumée ! crièrent ses cama- 116 IMPRESSIONS DE VOYAGE Vous avez vu la fumée de ma pipe, que j'avais. gardée dans ma bouche, dit le Cosaque, et non celle de mon fusil. - Voilà les trente roubles, lui dis-je, quoiqu'il me semble que tu aies un peu triché. VI LE RENÉGAT On laissa, selon l'habitude, le mort tout nu, à la merci des animaux carnassiers et des oiseaux de proie; mais on recueillit avec soin le cadavre du Cosaque, que l'on placa en travers sur le cheval du montagnard, à l'arçon duquel pendait déjà sa tête; un Cosaque prit le cheval par la bride et le ramena à la forteresse d'où il était parti il y avait une heure à peine. Quant au cheval du Cosaque qui avait eu la cuisse cas- sée par la balle qui m'était destinée, il s'était relevé, e', sur trois jambes, il avait regagné notre troupe. Comme il n'y avait pas moyen de le sauver, un Co- saque le conduisit près d'un fossé, et, d'un coup de kan- djar, lui ouvrit la carotide. Le sang jaillit comme d'une fontaine. L'animal se sentit sans doute frappé à mort. car il se cabra sur les pieds de derrière, tourna sur lui-même en faisant jaillir tout autour de lui un cercle de sang, tomba sur le genou de sa jambe intacte, puis lentement se cou- cha sur le flanc, soulevant encore sa tête pour nous re- garder avec des regards d'une expression humaine. LE CAUCASE 117 Je détournai les yeux, et, m'approchant de notre chet d'escorte, je lui fis quelques observations sur la cruauté qu'il y avait, à mon avis, d'abandonner ainsi aux aigles et aux chacals e corps de ce brave abreck qui avait succombé bien plutôt à la ruse qu'à la force, et j'insistai pour qu'on l'enterrât. Mais le chef me répondit que le soin de sa sépulture regardait ses compagnons, et que, s'ils voulaient rendre ce suprême devoir à ce pauvre cadavre où avait battu un si vaillant cœur, c'était à eux de le venir enlever pendant la nuit. C'est probablement ce qu'ils avaient l'intention de faire, car on les voyait, de l'autre côté du Terek, réunis sur une petite éminence, et nous menaçant à la fois de gestes que nous pouvions voir et de paroles dont le bruit, sinon le sens, arrivait jusqu'à nous. C'était une grande honte pour eux d'avoir laissé leur compagnon seul, une plus grande honte encore d'avoir abandonné son cadavre; c'était à ne pas oser rentrer dans le village. S'ils avaient eu au moins un cadavre enneini à pré- senter en place de celui qui leur manquait! La coutume des montagnards, en effet, est celle-ci : lorsqu'ils vont en expédition et qu'ils ont un ou plusieurs hommes tués, ils rapportent ces hommes jusqu'aux frontières du village; là, ils tirent des coups de fusil pour prévenir les femmes de leur retour; puis, quand ils les voient paraître à l'extrémité de l'aoul, ils déposent les corps à terre et s'en vont pour ne revenir que quand ils rapportent autant de têtes ennemies qu'ils ont perdu de compagnons. 7. 118 IMPRESSIONS DE VOYAGE Lorsque l'engagement a eu lieu à cinq ou six journées du village, ils coupent les corps par quartiers, les salent pour les sauver de la putréfaction et en rapportent cha- cun un morceau. Les trois tribus montagnardes chrétiennes qui sont au service de la Russie, Pchaves, Touschines et Chevsours, pratiquent les mêmes habitudes. C'est surtout pour leur pristaf qu'ils ont ces sortes d'attentions, de ne laisser, sous aucun prétexte, son corps entre les mains de l'ennemi. Cela les entraîne quelquefois à des propositions qui ne manquent pas d'originalité. Les Touschines avaient pour pristaf un prince Tché- lokaëf. Ce prince mourut. On leur envoya un autre pristaf; mais celui-là n'avait pas l'honneur de s'appeler Tchélokaëf, et c'était un Tchélokaëf qu'ils voulaient. Leurs instances furent si pressantes, que le gouver- nement se mit en quête, et découvrit à grand'peine un prince Tchélokaëf, dernier du nom. Quoiqu'il fût souffrant et d'une santé faible, on le nomma pristaf, à la grande joie des Touschines, qui possédaient enfin l'homme de leur choix. Une expédition fut résolue; les Touschines en faisaient partie; leur pristaf naturellement marchait à leur tête; mais, la fatigue de la marche influant sur sa santé déjà chancelante, il fut facile de s'apercevoir que ce grand courage seul, si naturel aux Géorgiens, qu'il semble n'être plus chez eux un mérite, le soutenait. Les Touschines jugèrent que c'était un homme perdu, LE CAUCASE 119 et qu'évidemment, un peu plus tôt ou un peu plus tard, il ne pouvait manquer de succomber. Ils se réunirent en conseil et délibérèrent. Le résultat de la délibération fut qu'on enverrait une députation au pristaf. La députation se présenta devant sa tente et fut ad- mise à l'instant même. Elle salua son chef avec tout le respect qui lui était dû, et l'orateur prit la parole. - L'avis général, dit-il au prince Tchélokaëf, est que Dieu t'a marqué pour une mort prochaine, et que tu ne peux aller loin ainsi. Le prince dressa l'oreille; l'orateur continua : --- - Si tu meurs dans deux ou trois jours, c'est-à-dire quand nous serons engagés tout à fait dans les monta- gnes, tu seras un grand embarras pour nous, qui tien- drons, tu le comprends bien, à rapporter ton corps à ta famille; en cas de retraite précipitée même, nous ne pourrions pas répondre, comme nous serons obligés de te couper par quartiers, qu'il ne se perdra pas quelque morceau de ta respectable personne. -- Eh bien, après? demanda le prince Tchélokaëf en ouvrant des yeux de plus en plus grands. - Eh bien, nous venons te proposer, pour que ton corps ne coure pas tous ces risques qui doivent te préoc- cuper, de te tuer tout de suite, et, comme nous ne som- mes qu'à cinq ou six journées de ta maison, ton corps arrivera sain et sauf à ta famille. Si caressante que fût la proposition, le prince refusa; il y a plus, la proposition fit ce que n'avait pu faire la quinine elle lui coupa subitement la fièvre. 120 IMPRESSIONS DE VOYAGE A partir de ce moment, la santé du prince alla s'amé- liorant. Il fit bravement la campagne, sans attraper une égratignure, et se chargea de rapporter lui-même à sa famille un corps parfaitement intact. Seulement, la proposition de ses hommes l'avait tel- lement touché, qu'il ne pouvait la raconter sans atten- drissement. Maintenant, comment, étant en nombre inférieur, les Tchetchens nous avaient-ils attaqués? S'ils eussent été seuls, ils se fussent bien certainement tenus cois et couverts. C'était l'abreck qui se trouvait avec eux, et qui, en vertu du serment qu'il avait fait, se fût regardé comme déshonoré s'il eût laissé passer le danger si près de lui. sans le provoquer. Les abrecks, nous l'avons dit, font serment, non- seulement de ne reculer devant aucun danger, mais encore d'aller au-devant du danger. Voilà pourquoi, quand ses compagnons évitaient une lutte trop dangereuse, lui, provoquait témérairement cette lutte. Je ne pus me décider à m'éloigner sans aller voir de près le cadavre. Il était couché la poitrine contre terre. La balle l'avait frappé au-dessous de l'omoplate gauche et était sortie au-dessous du teton droit. A la manière dont il était atteint, on eût pu croire qu'il avait été atteint en fuyant. Cela me faisait une certaine peine; j'eusse voulu que ce brave abreck ne fût point calomnié après sa mort. Quant à la balle du pistolet, elle lui avait cassé le bras. Le Cosaque fit alors la revue de son butin. LE CAUCASE 121 Le montagnard avait un assez beau fusil, une schaska à poignée de cuivre prise certainement à un Cosaque, un mauvais pistolet et un assez bon poignard. Quant à l'argent, sans doute un des vœux de l'abreck était-il le vœu de pauvreté : il n'avait pas un kopek sur lui. Il portait, en outre, en signe d'honneur, une plaque d'argent ronde, de la largeur d'un écu de six francs, donnée par Schamyl. Elle était niellée de noir et portait pour inscription : Schamyl, effendy. Les deux mots étaient séparés par un sabre et une hache. J'achetai au Cosaque ces différents objets pour trente roubles. Par malheur, j'ai perdu dans les boues de la Mingrélie le fusil et le pistolet; mais il me reste le kandjar et la décoration. J'ai déjà dit que les Cosaques de la ligne étaient d'ad- mirables soldats. Ce sont eux qui, avec les Tatars sou- mis, font la police de tous les chemins du Caucase. Ils se divisent en neuf brigades complétant les dix- huit régiments déjà formés. Au moment de mon passage, deux autres étaient en formation. Ces brigades sont ainsi divisées : Sur le Kouban et la Macta, c'est-à-dire sur le flanc droit, six brigades; Sur le Terek et la Songia, c'est-à-dire sur le flanc gauche, trois brigades. Quand on veut faire un nouveau régiment, on com- mence par former six stanitzas. Chaque stanitza fournit son contingent. Quoique le contingent soit de cent quarante-trois 122 IMPRESSIONS DE VOYAGE hommes, sans les officiers, de cent quarante-six avec les officiers, on appelle le contingent une centaine. Ces stanitzas nouvelles se forment avec des Cosaques tirés des anciennes; on les déplace du Terek ou du Kouban qu'ils habitaient, et on les transporte à leur nouvelle destination, jusqu'à concurrence de cent cin- quante familles. On y adjoint cent familles des Cosaques du Don, et de cinquante à cent de l'intérieur de la Russie, et sur- tout de la Petite Russie. Chaque Cosaque doit faire vingt-deux ans de service; mais il peut être remplacé, pendant deux ans sur quatre, par un de ses frères. A vingt ans, le Cosaque commence son service, qu'il quitte à quarante-deux; à cet âge, il passe du service actif au service de la stanitza, c'est-à-dire qu'il devient garde national, ou à peu près. A cinquante-cinq, il quitte tout à fait le service, et a droit à devenir garde de l'église ou juge de la stanitza. Dans chaque stanitza, il y a un chef élu par la stanitza et deux juges. Les élections appartiennent aux habitants. Chaque Cosaque est propriétaire : le chef a mille ar- pents de terre; chaque officier, deux cents; chaque Co- saque, soixante. Ainsi, les colonies sont agricoles et militaires en même temps. Chaque Cosaque reçoit quarante-cinq roubles argent de solde unnuelle; il se fournit de tout; nous avons dit que, pour un cheval tué ou blessé, le Cosaque recevait vingt-deux roubles. LE CAUCASE 123 En cas d'attaque, les cent quarante-trois hommes de la garnison sortent, et le reste de la stanitza soutient le siége, rangé contre les haies comme contre un rempart. Dans ce cas et de crainte d'incendie, chaque femme doit avoir à portée de sa main un seau plein d'eau. En cinq minutes, chacun est à son poste, un coup de canon et le son des cloches donnent l'alarme. D'après la façon dont nous avons parlé dans le cha- pitre précédent de Tchervelone et des pèlerinages que font les jeunes officiers à cette stanitza, on pourrait croire que les femmes de ce charmant aoul n'ont dans leur histoire que des pages dignes, comnie eussent dit le poëte Parny ou le chevalier de Bertin, d'être tournées par la main des Amours. Détrompez-vous; l'occasion s'en présentant, nos Co- saques sont de véritables amazones. Un jour que toute la partie masculine de la stanitza était en expédition, les Tchetchens, sachant le village habité par les femmes seulement, firent une pointe sur Tchervelone. Les femmes s'assemblèrent en conseil de guerre, et l'on résolut de défendre la stanitza jusqu'à la mort. On réunit toutes les armes, on réunit toute la poudre, on réunit tout le plomb. Le village renfermait, en farine et en animaux domes- tiques, tout ce qu'il fallait de vivres pour que l'on ne craignît point d'être pris par la famine. Le siége dura cinq jours; une trentaine de monta- gnards restèrent, non pas au pied des remparts, mais au pied des haies. Trois femmes furent blessées, deux tuées. 124 IMPRESSIONS DE VOYAGE Les Tchetchens furent obligés de lever le siége et de rentrer dans leurs montagnes, ayant fait, comme disent les chasseurs, buisson creux. Tchervelone est la plus ancienne stanitza de la ligne des Cosaques Grebenskoï, c'est-à-dire de la crête; ils proviennent d'une colonie russe dont l'origine n'est pas historiquement déterminée; une légende dit que, lorsque Yermak partit pour la conquête de la Sibérie, un de ses lieutenants se détacha avec quelques hommes et fonda le village d'Andref, du nom d'André qu'il portait. Ce qu'il y a de certain, c'est que, quand Pierre Ier voulut établir la première ligne de stanitzas, le comte Apraxine, chargé par lui de cette mission, trouva dans le pays un certain nombre de compatriotes qu'il établit à Tchervelonaïa, nom dont, en le francisant, nous avons fait Tchervelone. Il résulte de ces antécédents que la stanitza de Tcher- velone conserve des actes et des drapeaux curieux. Quant aux hommes, ce sont presque tous des roskol- nickis fanatiques, qui ont gardé le type des anciens Russes. Revenons aux femmes. Les Tchervelonaises forment une spécialité qui tient à la fois de la race russe et de la race montagnarde. Leur beauté fait de la stanitza qu'elles habitent une espèce de Capoue caucasienne; elles ont le type du visage mosco- vite, mais la structure élégante des femmes des hautes terres, comme on dit en Ecosse. Quand les Cosaques leurs pères, leurs maris, leurs frères ou leurs amoureux partent pour une expédition, elles s'élancent debout sur un étrier que le cavalier laisse libre, et, prenant le ca- valier par le cou ou par la taille, tenant à la main des bouteilles de vin du pays, dont elles leur versent à boire LE CAUCASE 125 tout en courant, elles font ainsi trois ou quatre verstes hors du village dans une fantasia échevelée. L'expédition terminée, elles vont au-devant des expé- ditionnaires et rentrent de la même manière dans la stanitza. Cette légèreté de mœurs des Tchervelonaises forme un étrange contraste avec la sévérité des mœurs russes et la rigidité des mœurs orientales; plusieurs d'entre elles ont inspiré à des officiers des passions qui ont fini par le mariage; d'autres ont fourni matière à des anec- dotes qui ne manquent pas d'une certaine originalité. Exemple : Une femme de Tchervelone donna une fois à son mari, qui l'adorait, de si grands sujets de jalousie, que celui-ci, n'ayant pas le courage d'assister au bonheur de rivaux si nombreux qu'il n'en savait plus le chiffre, déserta de désespoir et s'enfuit dans les montagnes, ой il prit du service contre les Russes. Fait prisonnier dans un engagement, il fut reconnu, jugé, condamné et fusillé. Nous avons été présenté à la veuve, qui nous a ra- conté elle-même sa lamentable histoire, avec des détails qui lui ôtaient quelque peu du dramatique dont elle eût pu l'entourer. - Ce qu'il y a d'affreux, nous disait-elle. c'est qu'il n'a pas eu honte de me nommer dans la procédure. Pour le reste, ajouta-t-elle, il s'est conduit en mala- dietz (1). J'ai été voir le supplice; le pauvre cher homme m'aimait tant, qu'il avait désiré que je fusse là, et que (1) Vaillant gaillard. 126 IMPRESSIONS DE VOYAGE je ne crus pas devoir attrister ses derniers moments par mon refus. Il est très-bien mort; quant à cela, il n'y avait rien à dire. Il a demandé qu'on ne lui bandât point les yeux, et il a sollicité et obtenu la faveur de com- mander le feu; lorsqu'il donna lui-même l'ordre de tirer sur lui et qu'il tomba, je ne sais pourquoi cela me fit tant d'effet, que je tombai de mon côté. Seulement, moi, Je me relevai; mais il paraît que j'étais restée quelque temps sans connaissance; car, lorsque je revins à moi, il était déjà enterré presque en entier; si bien, que l'on ne voyait plus que les pieds qui sortaient de terre. Ils étaient chaussés de bottes de maroquin rouge toutes neuves; j'étais si émue, que j'ai oublié de les lui ôter, de sorte qu'elles ont été perdues. Ces bottes oubliées étaient pour la pauvre veuve plus qu'un regret, c'était un remords. Au moment où nous arrivâmes à la stanitza, on eût pu croire qu'elle était déserte. Toute la population s'é- tait portée vers la partie opposée à celle par laquelle nous entrions. Il se passait, en effet, un événement de la plus haute gravité, lequel n'était pas sans analogie avec celui que nous venons de raconter; seulement, dans l'ordre chro- nologique, au lieu de précéder le récit que l'on va lire, le premier eût dû le suivre. Cet événement n'était rien de moins qu'une exécution à mort. Un Cosaque de Tchervelone, marié et ayant une femme et deux enfants, avait, deux ans auparavant, été fait prisonnier par les Tchetchens. Il avait dû la vie aux supplications d'une belle fille des montagnes qui s'était LE CAUCASE 127 intéressée à son sort. Libre sur parole et sur la caution du frère de la montagnarde, il était devenu amoureux de sa libératrice, qui, de son côté, l'avait complétement payé de retour. Un jour, à son grand regret, le Cosaque apprit qu'à la suite de négociations entamées entre les montagnards et les Russes, il allait, ainsi que ses com- pagnons, être échangé; cette nouvelle, qui combla de joie les autres prisonniers, le désola. Il n'en revint pas moins à la stanitza et rentra dans la maison conjugale. Mais, poursuivi par le souvenir de la belle maîtresse qu'il avait laissée dans les montagnes, il ne put se re- faire à la vie de la plaine. Un jour, il quitta Tchervelone, regagna la montagne, se fit musulman, épousa sa belle Tchetchène, et bientôt devint célèbre par la hardiesse de ses expéditions et la férocité de ses brigandages. Un jour, il s'engagea, vis-à-vis de ses nouveaux com. pagnons, à leur livrer Tchervelone, la stanitza vierge qui, comme Péronne, n'avait jamais été prise. En conséquence, il pénétra à travers les haies, après avoir fait la promesse à ses compagnons de leur livrer une des portes de la stanitza. Une fois dans la stanitza, il eut la curiosité de savoir ce qui se passait chez lui; il s'achemina vers sa maison, sauta par-dessus un mur et se trouva dans sa cour. Là, il se hissa jusqu'à la fenêtre de la chambre à cou- cher de sa femme, qu'il vit à genoux et priant Dieu. Ce spectacle l'impressionna tellement, qu'il tomba à genoux lui-même et se mit à prier. Sa prière faite, il se sentit pris d'un tel remords, qu'il rentra dans la maison. 128 IMPRESSIONS DE VOYAGE Sa femme, qui demandait son retour à Dieu, jęta, en le voyant, un cri de joie et de reconnaissance et s'élanca dans ses bras. Lui, la prit contre son cœur, la serra tendrement sur sa poitrine et demanda à voir ses enfants. Les enfants étaient dans une chambre à côté ; la mère les éveilla et les amena à leur père. - Maintenant, dit celui-ci, laisse-moi avec eux et va chercher le sotzky. Le sotzky est le chef de la centaine. La femme obéit et revint avec le centurion, qui était un ami particulier de son mari. L'étonnement du centurion fut grand : le Cosaque lui annonça que la stanitza devait être attaquée dans la nuit, et le prévint de se mettre en défense. Après quoi, déclarant que Dieu lui avait inspiré le repentir de son crime, il se constitua prisonnier. Le procès ne fut pas long, le prévenu avouait tout et demandait la mort. Le conseil de guerre le condamna à être fusillé. Nous étions arrivés justement le jour de l'exécution. Voilà pourquoi la stanitza semblait déserte; voilà pourquoi tous ses habitants étaient réunis à l'extrémité opposée à celle par laquelle nous entrions. C'était là que devait avoir lieu le supplice. Une sentinelle placée à la porte et qui enrageait ae ne pouvoir quitter son poste, nous donna tous ces dé- tails, en nous disant de nous presser si nous voulions arriver à temps. L'exécution devait avoir lieu à midi, et il éta't midi un quart. LE CAUCASE 129 Cependant elle n'avait pas eu lieu, puisque on n'avait point encore entendu les coups de fusil. Nous mîmes nos chevaux au trot et traversâmes la stanitza, défendue par les fortifications ordinaires de haies, de treillis et de palissades, mais rchaussée cepen- dant d'une certaine élégance que je n'avais pas remar- quée dans les autres villages cosaques, et que je crus remarquer dans celui-ci. Nous arrivâmes enfin au lieu de l'exécution: c'était dans une espèce de plaine exté- rieure attenante au cimetière qu'elle devait avoir lieu. Le patient, homme de trente à quarante ans, était à genoux près d'une fosse tout ouverte et nouvellement creusée. Il avait les mains libres, les yeux sans bandeau; de tout son costume militaire, il n'avait conservé que son pantalon. La poitrine était nue, des épaules à la ceinture. Un prêtre était près de lui et écoutait sa confession. Au moment où nous arrivâmes, la confession s'ache- vait et le prêtre s'apprêtait à donner l'absolution au con- damné. Un peloton de neuf hommes se tenait prêt à quatre pas de là, les fusils chargés. Nous nous rangeâmes en dehors du cercle; seulement, montés sur nos chevaux, nous dominions toute la scène, et, quoique plus éloignés que les autres, nous n'en per- dions pas un détail. L'absolution donnée, le chef de la stanitza s'approcha du condamné et lui dit : Gregor-Gregorovitch, tu as vécu comme un rené- gat et un brigand; meurs en chrétien et en homme cou- 130 IMPRESSIONS DE VOYAGE 1 rageux, et Dieu te pardonnera ton apostasie, et tes frères ta trahison. Le Cosaque écouta l'allocution avec humilité; puis, relevant la tête : -Mes frères, dit-il en saluant ses camarades, j'ai déjà demandé pardon à Dieu, et Dieu m'a pardonné; je vous demande pardon à vous, et à votre tour pardonnez-moi. Et, de même qu'il s'était mis à genoux pour recevoir le pardon de Dieu, il se remit à genoux pour recevoir le pardon des hommes. Alors commença une scène tout à la fois d'une gran- deur et d'une simplicité suprêmes. Tous ceux qui avaient eu à se plaindre du condamné s'approchèrent de lui à tour de rôle. Un vieillard s'approcha le premier et lui dit : Gregor-Gregorovitch, tu as tué mon fils unique, le soutien de ma vieillesse; mais Dieu t'a pardonné, et je te pardonne. Meurs donc en paix ! Et il alla à lui et l'embrassa. Une jeune femme vint après lui et dit : - Tu as tué mon mari, Gregor-Gregorovitch; tu m'as faite veuve et tu as rendu mes enfants orphelins; mais, puisque Dieu t'a pardonné, je dois te pardonner aussi. Meurs donc en paix ! Et elle le salua et se retira. Un Cosaque s'approcha et lui dit : - Tu as tué mon frère, tu as tué mon cheval et tu as brûlé ma maison; mais Dieu t'a pardonné, et je te par- donne. Meurs donc en paix, Gregor-Gregorovitch! Et ainsi firent, les uns après les autres, tous ceux qui avaient un crime ou une douleur à lui reprocher. the LE CAUCASE 131 Puis sa femme et ses deux enfants s'approchèrent à leur tour et lui firent leurs adieux. L'un des enfants, âgé de deux ans à peine, jouait avec les cailloux mêlés à la terre de la fosse. Enfin, le juge s'approcha et lui dit : - Gregor-Gregorovitch, il est temps. J'avoue que ce fut tout ce que je vis de la terrible scène. Je suis de ces chasseurs impitoyables pour le gibier, et qui ne peuvent pas voir couper le cou à un poulet. Je fis tourner bride à mon cheval et rentrai dans la stanitza. Dix minutes après, j'entendis une détonation : Gregor- Gregorovitch avait cessé d'exister, et la population ren- trait silencieuse dans la stanitza. Un groupe s'avançait plus lent et plus compacte que les autres: c'était le groupe qui accompagnait ceux que la justice des hommes venait de faire veuve et orphelins. Quoique peu disposé à la gaieté, je n'en demandai pas moins la maison de la belle Eudoxia Dogadiska. On me regarda comme un homme qui arrive de la Chine. Il y avait quatre ou cinq ans qu'elle était morte. Mais, de même qu'on lit sur certaine tombe du Père- Lachaise: « Sa veuve inconsolable continue son com- merce, » de même on ajouta : - Sa jeune sœur la remplace, et avantageusement. Et leur respectable père? demandai-je. - Il vit toujours, et la bénédiction du Seigneur est avec lui. Et nous allâmes demander à Ivan-Ivanovitch Doga- disky, respectable père d'Eudoxia et de Gruscha, une 132 IMPRESSIONS DE VOYAGE hospitalité qui nous fut accordée dans des conditions rappelant celle qu'Anténor reçut chez le philosophe grec Antiphon. Notre retour eut lieu sans accident. Pendant la nuit, comme l'avait prévu notre chef d'escorte, le corps de l'abreck avait été enlevé. VI. RUSSES ET MONTAGNARDS Le lendemain, à notre retour de Tchervelone, avant de me présenter chez le colonel Chatinof, j'envoyai chercher nos hiemchiks. Moynet était dans le vrai : ils dirent que, la gelée ayant augmenté, c'était maintenant trente roubles. Je pris mon papak; je bouclai mon poignard, ce com- pagnon obligé de toute sortie, et je me présentai chez le colonel Chatinof. --- Il m'attendait depuis le moment où on lui avait remis ma carte. Il s'était couché la veille à près de minuit, comptant toujours que j'allais venir, et s'était levé au jour. Il parlait à peine français; mais, prévenue de mon arrivée, sa femme entra et nous servit d'interprète. C'est une fois de plus constater, sous ce rapport, la supériorité de l'éducation des femmes sur celle des hommes, en Russie. Le colonel se doutait bien que j'avais quelque de- LE CAUCASE 133 mande à lui faire et se mit de lui-même à ma disposition. Je lui expliquai le besoin que j'avais de six chevaux, pour gagner Kasafiourte. Une fois à Kasafiourte, le prince Mirsky, auquel j'étais recommandé, se chargerait de mes moyens de locomotion jusqu'à Tchiriourth, où je retrou- verais la poste. J'avais deviné juste. Le colonel mit toute son écurie à ma disposition. Seulement, il prétendit que les chevaux ne seraient prêts à partir que lorsque j'aurais déjeuné avec lui. J'acceptai, mais à la condition que l'invitation me serait renouvelée par ce charmant bambin de dix ans qui connaissait M. Dumas et avait lu Monte-Cristo. On ouvrit la porte qui conduisait à ses appartements, Il avait l'œil collé à la serrure; on n'eut qu'à le faire entrer. Ce qu'il y avait d'extraordinaire, c'est qu'il ne parlait pas français et avait lu Monte Cristo en russe. En déjeunant, la conversation tomba sur les armes. Le colonel vit que j'étais grand amateur; il se leva et alla me chercher un pistolet tchetchen, monté en argent et qui, outre sa valeur matérielle, avait une valeur his- torique. C'était le pistolet du naïb lesghien Meelkoum, rajah tué par le prince Chamisof sur la ligne lesghienne. Pendant le déjeuner, le colonel avait envoyé les six chevaux prendre notre tarantasse et notre télègue, et commandé une escorte de quinze hommes, dont cinq Cosaques du Don et dix de la ligne. Les voitures et l'escorte vinrent nous attendre à sa porte. 8 134 IMPRESSIONS DE VOYAGE Je pris congé de lui, de sa femme et de l'enfant, vec une véritable reconnaissance. L'hospitalité russe, au lieu de se démentir, semblait devenir plus large et plus prévenante, au fur et à mesure que je m'approchais du Caucase. Le colonel s'informa si nous étions armés, si nos armes étaient en bon état, fit de sa bouche un petit discours à notre escorte, et nous partîmes, nos cinq Cosaques du Don faisant avant-garde, et nos dix Cosaques de la ligne galopant aux côtés de nos voitures. Nos deux hiemchiks nous regardaient partir d'un air consterné. Ils étaient revenus proposer de nous con- duire pour dix-huit roubles et même pour seize; mais Kalino leur avait répété en excellent russe ce que je leur avais déjà dit en mauvais, et il se l'étaient, cette fois, tenu pour dit et bien dit. Ils s'étaient alors rabattus sur notre jeune officier de Derbend, avec lequel ils avaient d'abord fait prix à douze roubles, puis qu'ils n'avaient plus voulu conduire que pour dix-huit; enfin, craignant qu'il ne leur échappât, comme nous, ils en étaient revenus à la somme primi- tive. - Il en résulta que notre jeune officier, après avoir fait prendre à sa kibitka la place intermédiaire qui lui était destinée entre la tarantasse et la télègue, — était monté avec Kalino sur la banquette de devant de notre taran- tasse, et que notre escorte s'était augmentée, non-seule- ment d'un brave officier, mais aussi d'un bon compa- gnon. Sans compter le cuisinier arménien qui faisait si bien le schislik. LE CAUCASE 135 A cinq cents pas des dernières maisons de Schoukovaïa, nous retrouvâmes notre éternel Terek, qui nous barrait la route pour la dernière fois, et qui traçait la limite des États russes entièrement soumis. De l'autre côté, nous étions en pays ennemi. Au delà du pont que nous avions devant les yeux, tout homme que nous rencontrerions sur la route pou- vait avair, sans remords, dans son fusil, une balle à notre disposition. Aussi, au bas du pont, bâti par le comte Voronzof et qui se dresse par une pente extrêmement rapide, existe- t-il une barrière près de laquelle s'élève un corps de garde, et veille une sentinelle. Aucun voyageur ne passe plus scul. Si c'est un per- sonnage considérable, il doit avoir une escorte; s'il est du commun des martyrs, il doit attendre l'occasion. Au delà du pont, enfin, la ligne est franchie. La ligne est tracée par le Kouban et le Terek, c'est-à- dire par les deux grands fleuves qui descendent du ver- sant septentrional du Caucase et qui, partis presque de la même base, bifurquent dès leur naissance et vont se jeter, le Terek dans la mer Caspienne, le Kouban dans la mer Noire. Figurez-vous une immense accolade s'allongeant à la base d'une chaîne de montagnes, prenant sa source au pied du mont Kouban, et allant aboutir, à l'est à Kislar à l'Ouest à Taman. Sur cette double ligne, de quatre lieues en quatre lieues, des forteresses. Au milieu, c'est-à-dire à la base de la double acco- lade formée par les deux fleuves, le passage du Darial. 136 IMPRESSIONS DE VOYAGE Puis, au fur et à mesure que la conquête fait des pro- grès, des fortins se détachent pour ainsi dire des forte- resses et marchent en avant, des postes se détachent des fortins et marchent en avant encore; enfin, des senti- nelles se détachent des fortins et marquent alors cette limite douteuse de la puissance russe, limite qu'à chaque instant quelque excursion montagnarde recouvre comme une sanglante marée. Aussi, depuis Schoumaka, où les Lesghiens enlevèrent trois cents négociants en 1812, jusqu'à Kislar, où Kasi- Moullah coupa sept mille têtes en 1831, il n'existe pas une sagène de cette immense ceinture qui n'ait sa tache de sang. Si ce sont des Tatars qui sont tombés là où vous passez vous-même et où vous risquez de tomber à votre tour, des pierres se dressent, plates, allongées, sur- montées d'un turban et surchargées de caractères arabes qui sont à la fois la louange du mort et l'appel de ven- geance fait à la famille. Si ce sont des chrétiens, c'est la croix, symbole, au contraire, de pardon et d'oubli. Mais croix chrétiennes et pierres tatares sont si fré- quentes sur la route, que, de Kislar à Derbend, on croirait marcher dans un vaste cimetière. Il y a des endroits où elles manquent, comme par exemple de Kasafiourte à Tchiriourth. C'est que le dan- ger était tel, que nul n'a osé aller creuser une fosse aux morts et dresser, soit une pierre, soit une croix sur leur tombe. Là, les corps ont été abandonnés aux chacals, aux aigles et aux vautours; là, les os humains blanchissent, LE CAUCASE 137 au milieu des squelettes des chevaux et des chameaux, et, comme la tête, ce signe caractéristique de la race ani- male pensante, a été emportée par le meurtrier, ce n'est qu'après un examen qu'il est toujours dangereux de prolonger, que l'on reconnaît à quels débris on a affaire. Non que les montagnards ne fassent pas de pri- sonniers; au contraire, c'est là leur grande spéculation, leur principal commerce : les schaskas kabardiennes, les bourkas tcherkesses, les kandjars tchetchens et les draps lesghiens ne sont que des industries tout à fait secondaires. On garde les prisonniers jusqu'à ce que leurs familles aient payé rançon. S'ils se lassent, s'ils essayent de se sauver, alors les montagnards ont un moyen à peu près sûr pour empêcher que la tentative ne se renouvelle. Ils fendent la plante des pieds du prisonnier avec un rasoir, et dans chaque blessure introduisent du crin haché. Lorsque la famille du prisonnier refuse de payer ran- çon ou n'est pas assez riche pour satisfaire aux exi- gences des montagnards, les prisonniers sont envoyés au marché de Trébisonde et vendus comme esclaves. Aussi, de part et d'autre, des actions d'un héroïsme merveilleux ressortent-elles de cette guerre à mort. Dans toutes les stations de poste, on trouve une gravure représentant un fait d'armes devenu aussi po- pulaire en Russie que notre défense de Mazagran l'est en France. Cette gravure représente un colonel se défendant, avec une centaine d'hommes, derrière un rempart de che- vaux tués, contre quinze cents montagnards. 8. 138 IMPRESSIONS DE VOYAGE Le général Schouslof, alors lieutenant-colonel, se trouvait au village de Tchervelone. Le 24 mai 1846, il fut averti qu'un corps de quinze cents Tchetchens était descendu des montagnes et s'é- tait emparé d'Acboulakiourth, mot à mot village aux lames de fer. Le général commandant le flanc gauche - le général Freytay était à Grosnaïa, construction du général Yermolof. - D'habitude, lorsque les montagnards opèrent en nom- bre trop considérable pour que les petits postes cosaques s'opposent aux opérations, on avise le général et l'on attend ses ordres. L'ordre arriva de Grosnaïa au lieutenant-colonel Schouslof, de se porter à la rencontre des Tchetchens, avec promesse d'être soutenu par deux bataillons d'in- fanterie et deux pièces de canon. Lorsque cet ordre arriva, déjà soixante et dix che- vaux étaient réunis et les Cosaques prêts. Le lieutenant-colonel partit avec ses soixante et dix Co- saques. Mais, après trente et une verstes de course enra- gée, en arrivant au bac d'Amir-Adjourk, les trente mieux montés restaient seuls; les autres n'avaient pu suivre. Là, on trouva sept Cosaques du Don et quarante de la ligne. Ces quarante-sept hommes joignirent les trente arri- vants et passèrent le bac avec eux. L'ennemi avait déjà quitté le village d'Acboulakiourth, emmenant les prisonniers. Il avait passé à une verste du bac, et cinq pièces de gros calibre avaient fait feu sur lui par dessus le Terek. LE CAUCASE 139 I 5, ? Le lieutenant-colonel passa le bac, avec quatre-vingt- quatorze hommes, dont sept officiers, parmi lesquels son aide-de-camp Fidiouskine et le major Kampkof, son frère d'armes. Ce qui avait surtout déterminé le lieutenant-colonel a opérer son passage, c'est qu'il avait entendu des coups de canon tirés de Kourinsky, et qu'il avait pensé que les coups de canon étaient tirés par les deux bataillons d'infanterie et les deux pièces d'artillerie annoncées. Le lieutenant-colonel Schouslof, quoique la canonnade eût cessé, s'était donc mis à la poursuite de quinze cents Tchetchens avec ses quatre-vingt-quatorze Cosaques. Cependant, comme on n'entendait plus le canon, qu'on ne distinguait plus la fumée, il envoya vingt-cinq hommes sur un mamelon dominant la plaine, pour cher de découvrir ce qui se passait à l'horizon. tâ- Les Tchetchens, en voyant les vingt-cinq éclaireurs dominer la petite éminence, envoient quatre-vingts hommes qui les culbutent et les ramènent, avec l'officier qui les commandait, au corps principal. Ce fut alors que les Tchetchens qui poursuivaient les vingt-cinq Cosaques virent à quel petit nombre d'enne- mis ils avaient affaire, et rapportèrent cette nouvelle à leurs compagnons. On résolut d'avaler cette bouchée d'hommes, et le commandant des Tchetchens ordonna de faire volte-face, et de débarrasser la plaine de ces imprudents ou de ces curieux. Le lieutenant-colonel Schouslof vit venir à lui tout ce gros d'ennemis. Il rassembla à l'instant même son petit conseil de 140 IMPRESSIONS DE VOYAGE - guerre. Pas un instant, il ne fut question de fuir. Mais quatre-vingt-quatorze hommes, attendant l'attaque de quinze cents, pouvaient bien se demander de quelle façon ils devaient mourir. Le résultat du conseil, tenu par l'aide de camp et le major, fut qu'on ferait faire aux chevaux un grand cercle, que les hommes se placeraient derrière les ani- maux et appuieraient, pour assurer la direction de leur feu, les fusils sur la selle. La manœuvre fut exécutée; puis, à haute voix, le général cria à ses hommes: -Ne tirez qu'à cinquante pas. Les Tchetchens arrivaient comme une trombe. Lors- qu'ils furent à cinquante pas à peu près, le lieutenant- colonel cria : -Feu ! L'ordre fut exécuté. La petite troupe se trouva enve- loppée d'un nuage de fumée qui s'enleva lentement. On ne pourrait juger de l'effet que lorsqu'on y verrait clair. Dès qu'on put percer le mur de vapeur, on se vit complétement entouré, excepté par un côté. C'est l'ha- bitude des Tchetchens, de laisser toujours une issue à la fuite de l'ennemi pour ne pas le désespérer; d'ail- leurs, avec leurs excellents chevaux, ils sont bien sûrs de rejoindre les fuyards, et, les prenant à la débandade, d'en avoir bon marché. Personne ne bougea. Cette issue ouverte était un piége connu. On avait affaire à des hommes qui, y trou- vassent-ils leur salut, ne voulaient pas fuir. La fusillade alors s'engagea, également vive des deux LE CAUCASE 141 côtés. Mais, de la part des Tchetchens, elle était peu meurtrière, les chevaux des assiégés formant rempart. Au bout d'une heure et demie, vingt chevaux seul>- ment restaient debout. Le cercle s'était resserré, et les hommes enfermés dans le cercle continuaient à tirer. Les Tchetchens alors se glissèrent en rampant jus- qu'à vingt ou vingt-cinq pas des Cosaques, et visèrent aux jambes des hommes, entre les jambes des chevaux. Ce fut alors que l'aide de camp Fidiouskine reçut une balle qui lui cassa la cuisse. Schouslof vit, au mouvement que lui fit faire la dou- leur, qu'il était touché. - - Tu es blessé ? lui dit-il. — Oui, j'ai la cuisse cassée, répond celui-ci. - N'importe, réplique le colonel, accroche-toi à moi, accroche-toi à ton cheval, accroche-toi à qui ou à quoi tu pourras, mais ne tombe pas: on te sait un des plus braves de nous tous; en te voyant tomber, on te croi- rait tué, et cela démoraliserait nos hommes. - Soyez tranquille, repartit le blessé, je ne tomberai pas. Et, en effet, il resta debout. Seulement, ce fut en lui-même qu'il trouva son point d'appui : le courage. Dès le commencement du combat, le colonel Schouslof avait reçu une balle dans son fusil. L'arme, brisée entre ses mains, lui était devenue inutile. Au bout de deux heures de combat, il ne restait plus en moyenne que deux cartouches à chaque survivant, et quarante que le colonel avait forcément économisées. On prit les cartouches des morts et des blessés. 142 IMPRESSIONS DE VOYAGE hors de combat et l'on fit une nouvelle distribution. Par un miracle, le colonel Schouslof et le major Kampkof n'avaient ni l'un ni l'autre aucune blessure. Les Tchetchens en étaient arrivés à la rage, de ne pouvoir entamer, fusiller, exterminer cette poignée d'hommes. Ils s'avançaient jusque sur ce rempart de chair, et, saisissant les chevaux par la bride, essayaient de bri- ser un anneau de la chaîne vivante et invincible qu'ils formaient. Un ouradnik, nommé Vioulkof, coupa le bras d'un Tchetchen avec sa schaska. - Le colonel Schouslof, réduit à la sienne pour toute arme, défendait, non pas lui, - lui s'était complétement oublié, mais son cheval, qu'il aimait beaucoup. L'ani- mal avait reçu sept balles. Le colonel lui soutenait la tête dans sa main gauche, et frappait de la droite avec sa Orrible schaska tout ce qui approchait de lui. - - une Il est vrai que c'était une lame merveilleuse, de ces lames apportées au xvIe siècle, par les Vénitiens, au Caucase (1). Le colonel, sur ses quatre-vingt-quatorze Cosaques, avait cinq hommes tués et soixante-quatre blessés, qui se pansaient eux-mêmes avec leurs chemises déchirées, et qui, tant qu'ils pouvaient continuer le feu, restaient debout. (1) Le général Schouslof m'a donné cette schaska historique, je dirai où, comment, à quelle occasion; sans connaître l'im- mense valeur qu'elle avait pour moi, un amateur d'armes, en la voyant entre mes mains, l'estimait deux cents roubles. LE CAUCASE 143 Après deux heures huit minutes de cette lutte sans exemple, que suivait le colonel, la montre à la main, afin de savoir pour combien de temps et de balles il avait encore d'hommes et de chevaux, — on entendit le canon dans la direction de Kourinsky. En même temps, les Cosaques fatigués, restés en arrière au bac d'Amir-Adjourk une quarantaine d'hommes environ-entendant cette fusillade, et devi- nant cette résistance, vinrent se joindre aux combat- tants, et se jetèrent dans le cercle de fer ou plutôt dans la fournaise de flammes. Ce canon que l'on entendait, c'était celui du détache- ment du général Mudell, qui s'était trompé de direction. Courage, enfants! voilà du secours qui nous arrive de deux côtés. - En effet, le secours arrivait. Il était temps: sur qua- tre-vingt-quatorze hommes, soixante-neuf étaient hors de combat. Les Tchetchens, voyant poindre les colonnes du géné- ral Mudell et entendant les coups de canon d'encoura- gement qui allaient se rapprochant, firent une dernière décharge et s'envolèrent vers leurs montagnes comme une bande de vautours. Le général Mudell trouva les braves Cosaques du général Schouslof à bout de poudre et de balles, pres- que à bout de sang. Alors seulement, ils respirèrent; alors seulement, l'aide de camp Fidiouskine, qui était resté debout trois quarts d'heure avec sa cuisse cassée, finit, non pas par tomber, mais par se coucher. Avec les lances des Cosaques, on fit des brancards 144 IMPRESSIONS DE VOYAGE pour les hommes qui, à cause de la gravité de leurs blessures, ne pouvaient supporter le pas du cheval, et l'on se mit en marche pour Tchervelone. Le cheval du général, son pauvre cheval blanc qu'il aimait tant et qui avait reçu treize balles, fut ramené à petites jonrnées. Cinq blessés moururent le lendemain. Le cheval mourut seulement trois semaines après. Le colonel Schouslof reçut, pour cette magnifique affaire, la croix de Saint-Georges. Mais ce n'était point assez, quoique, en Russie, la croix de Saint-Georges soit beaucoup. Le comte Voronzof, gouverneur du Caucase, lui écrivit cette lettre : << Mon cher Alexandre-Alexiovitch, » Permettez-moi de vous féliciter de la réception de la croix de Saint-Georges, et de vous prier d'accepter la mienne jusqu'à ce que vous receviez la vôtre de Péters- bourg. Au rapport du général Freytay, sur votre hé- roique affaire avec les Cosaques Grebenskoï, qui sont sous votre commandement, la joie et l'admiration ont éclaté dans Tiflis. Si bien que les chevaliers de Saint- Georges ont demandé, à l'unanimité, que vous receviez cet ordre, si estimé dans les annales russes. Je tâcherai de faire récompenser tous ceux qui sont avec vous, en ayant surtout en vue le respectable major Kampkof. » Adieu, mon cher Alexandre-Alexiovitch; ma femme vient d'entrer dans ma chambre, et, apprenant que je vous écris, me prie de vous saluer de sa part, avec l'es- time la plus profonde. > LE CAUCASE 145 J'avais pris et écrit ces détails sur les lieux mêmes; j'avais gravi le petit monticule, le seul qui, à trente verstes à la ronde, domine la plaine; mes Cosaques, enfin, qui gardaient un religieux souvenir de cette bril- lante affaire, m'avaient montré l'emplacement de cet autre Mazagran, et, après avoir visité toute la ligne gauche, j'étais arrivé à Tiflis en coupant le cap de l'Ap-- chéron, passant par Bakou, Schoumaka et Tcherské-Ka- lotzy, lorsque, au détour d'une rue, le baron Finot, con- sul de France, auquel je donnais le bras, après avoir salué un officier qui nous croisait, me dit : - - Vous savez qui je viens de saluer? Non; je suis ici depuis avant-hier: comment vou- lez-vous que je connaisse quelqu'un ? -Oh! vous connaissez celui-là, j'en suis sûr, de nom au moins. C'est le fameux général Schouslof. Comment le héros de Schoukovaïa ? - Vous voyez bien que vous le connaissez. Je crois bien que je le connais! j'ai écrit toute son histoire avec les Tchetchens. Dites-moi! Quoi ? Pouvons-nous lui faire une visite? puis-je lui lire ce que j'ai écrit sur lui, et le prier de rectifier mon ré- cit, si je me suis écarté de la vérité? ― Parfaitement. Je vais lui écrire en rentrant, pour lui demander son heure et son jour. Le jour même, le baron avait sa réponse. Le géné-- ral Schouslof nous recevrait le lendemain, à midi. Le général est un homme de quarante-cinq ans, petit de taille, mais trapu, mais vigoureux, très-simple de manières, et qui s'étonna beaucoup de mon admiration I. 9 146 IMPRESSIONS DE VOYAGE pour une chose aussi ordinaire que celle qu'il avait faite. Tout était exact, et le général n'ajouta aux détails que je possédais déjà, que la lettre du comte Voronzof. Au moment de le quitter, je m'approchai, selon ma mauvaise habitude, d'un trophée d'armes qui attirait mes yeux. Ce trophée était particulièrement composé de cinq schaskas. Le général les détacha pour me les montrer. -Laquelle aviez-vous à Schoukovaïa, général? lui demandai-je. Le général me présenta la plus simple de toutes. Je la tirai du fourreau; la lame me frappa par son caractère d'antiquité. Elle portait gravée cette double devise, à peu près effacée par le temps et par l'émoulage de la lame : Fide sed cui vide; et, de l'autre côté : Pro fide et patria. Ma qualité d'archéologue me permit de déchiffer ces huit mots latins. J'en donnai l'explication au général. Eh bien, me dit-il, puisque vous avez déchiffré ce que je n'ai jamais pu lire, la schaska est à vous. Je voulus refuser, en disant que je n'étais en aucune façon digne d'un pareil cadeau. ― Vous la croiserez avec le sabre de votre père, me dit le général, c'est tout ce que je demande. Force me fut d'accepter. De leur côté, les montagnards ont aussi leurs éphémé- rides, non moins glorieuses que celles des Russes. L'une d'elles est cette même prise d'Akoulgo, où Schamyl fut séparé de son fils Djemmal-Eddin. Schamyl avait compris, avec sa vive et profonde intel- ligence, la supériorité des fortifications européennes, cachées au ras de terre, sur les fortifications asiatiques LE CAUCASE 147 qui ne semblent élevées que pour servir de but au canon. Il avait choisi pour sa résidence l'aoul d'Akoulgo, situé sur un pic isolé, entouré d'abîmes à donner le vertige, et dominé seulement par des rochers dont on regardait l'ascension comme impossible. Sur ce pic isolé, des ingénieurs polonais, qui étaient allés poursuivre au Caucase la guerre de Varsovie, avaient établi un système de fortifications que ni Vau- ban ni Haxo n'eussent désavoué. Akoulgo contenait, en outre, une grande quantité de vivres et de munitions. Le général Grabbé résolut, en 1839, d'aller attaquer Schamyl jusque dans cette aire d'aigle. On regardait la chose comme impossible. Il fit alors ce que font les médecins aventureux dans les cas déses- pérés. Il prit la responsabilité. -- Il jura par son nom et Grabbé veut dire tombeau - qu'il prendrait Schamyl mort ou vif. Puis il partit. - Schamyl fut instruit par ses espions de la marche de l'armée russe. Il ordonna aux Tchetchens de la harceler tout le long du chemin; au commandant d'Arguani, de la retenir le plus longtemps possible devant ses mu- railles, et aux chefs des Avares, sur lesquels il croyait pouvoir compter le plus sûrement, de disputer pied à pied le passage du Koassou. Lui attendrait, dans sa forteresse d'Akoulgo, l'ennemi, qui ne viendrait probablement point jusque-là. Schamyl se trompait. Les Tchetchens retardèrent à peine l'armée d'une marche. Arguani lui fit perdre deux 148 IMPRESSIONS DE VOYAGE jours seulement, et le passage du Koassou, que l'on croyait inexpugnable, fut forcé à la première attaque. Du haut de son rocher, Schamyl vit donc venir les Russes. Le général Grabbé fit le blocus de la place. Il espérait affamer Schamyl et le forcer de se rendre. Le blocus dura deux mois, et le général Grabbé apprit que Schamyl avait des vivres pour six mois encore. Il fallait risquer l'assaut. Pendant le blocus, le général Grabbé n'avait pas perdu son temps il avait fait creuser des chemins dans le granit, élever des bastions sur des saillies de rocher que l'on croyait inaccessibles, jeter des ponts sur les pré- cipices. Cependant, aucun des points sur lesquels on était par- venu ne dominait encore la citadelle. Le général avisa une espèce de saillie sur laquelle on ne pouvait arriver qu'en escaladant la montagne du côté opposé et en y descendant, à l'aide de cordes, ca- nons, caissons et artilleurs. Un matin, la plate-forme était occupée par les Russes, qui y signalaient leur présence en foudroyant la cita- delle. Alors, l'assaut fut ordonné, et les sapeurs russes fran- chirent les remparts de l'ancienne Akoulgo. Les Russes avaient laissé quatre mille hommes au pied de ces remparts qu'ils venaient enfin d'emporter. Mais restait la nouvelle Akoulgo, c'est-à-dire la forte- resse. Le général Grabbé ordonna l'assaut. Schamyl, avec son costume blanc, était sur le rem- LE CAUCASE 449 part: chacun payait de sa personne : le général en chef d'un côté, l'imam de l'autre. Ce jour-là fut un jour de carnage comme n'en avaient jamais vu les ailes et les vautours qui planaient sur les cimes du Caucase. On nageait dans le sang; les échelons à l'aide desquels on escaladait la ville étaient formés chacun d'un cadavre. Plus de musique guerrière pour encourager les com- battants: elle était éteinte; le râle des mourants lui avait succédé. Un bataillon tout entier gravissait un sentier escarpé; un énorme rocher, roulé à force, de bras au sommet du sentier, sembla tout à coup se détacher de sa base de granit comme si la montagne, de son côté, se mettait à combattre pour les montagnards, descendit la pente, mugissant et terrible comme le toi nerre, et emporta un tiers du bataillon. eux qui restaient, accrochés aux saillies du roc, aux racines des arbres, levèrent alors la tête et virent le som- met de la montagne, d'où venait de se précipiter l'ava- lanche de granit, couronné de femmes échevelées et à demi-nues, brandissant des sabres et des pistolets. L'une d'elles, ne trouvant plus de pierres à faire rouler sur les Russes, et voyant qu'ils continuaient de monter, leur jeta son enfant après lui avoir brisé la tête contre le rocher; puis, avec une imprécation, se précipita elle- même, et tomba, respirant encore, au milieu d'eux. Les Russes montaient toujours; ils atteignirent le haut du rempart, et la nouvelle Akoulgo fut prise comme l'ancienne. Sur trois bataillons du régiment du général Paské- 150 IMPRESSIONS DE VOYAGE vitch, que l'on appelait le régiment des petits comtes, il resta de quoi en reformer un, encore lui manquait-il une centaine d'hommes. drapeau russe flottait sur Akoulgo, mais Schamvl n'était pas pris. On chercha parmi les cadavres, Schamyl n'était pas mort. Des espions assurèrent qu'il s'était réfugié dans une caverne qu'ils indiquèrent; on fouilla la caverne, Scha- myl n'y était pas. Par où avait-il fui? comment avait-il disparu? quel aigle l'avait enlevé dans les nuages? quel gnome lui avait ouvert un chemin à travers les entrailles de la terre? Nul ne le sut jamais; mais, comme par miracle, il se retrouva à la tête des Avares, à la tête de ses plus fidèles naïbs, et plus que jamais les Russes entendirent répéter autour d'eux : - Allah n'a que deux prophètes : le premier se nomme Mahomet; le second, Schamyl. Inutile de dire que les peuplades du Caucase poussent à peu près toutes la bravoure jusqu'à la témérité. Aussi, dans cette vie de luttes éternelles, la seule dépense du montagnard est-elle pour ses armes. Tel Tchetchen, Lesghien ou Tcherkesse qui a se vêtements en lambeaux, a un fusil, une schaska, un kandjar et un pistolet qui valent deux ou trois cents roubles. Aussi, canons de fusil, lames de poignard et de schaska portent-ils soigneusement le nom ou le chiffre de leur fabricant. On m'a donné des poignards dont la lame de fer valait LE CAUCASE 151 vingt roubles et dont la monture en argent n'en valait que quatre ou cinq. J'ai une schaska, échange que j'ai fait pour des revol- vers avec Mohammed-Khan, dont la lame, dans le pays même, était estimée quatre-vingts roubles, c'est-à-dire plus de trois cents francs. Le prince Tarkanof m'a fait cadeau d'un fusil dont le canon seul, sans sa monture, vaut cent roubles, deux fois plus qu'un canon à deux coups de Bernard. Quelques montagnards ont des lames d'épée droite, qui viennent des croisés. Les uns portent encore la cotte de mailles, la targe et le casque du xi° siècle; d'autres ont encore sur la poitrine la croix rouge, avec laquelle - chose qu'ils ignorent complétement leurs ancêtres ont pris Jérusalem et Constantinople. Ces lames font feu comme un briquet, coupent la barbe comme un ra- soir. - Mais l'objet pour lequel le montagnard ne néglige rien, c'est son cheval. En effet, le cheval du montagnard est son arme offensive et défensive la plus importante. Si déchiquetée qu'elle soit, la toilette du montagnard est toujours, sinon élégante, du moins pittoresque. Elle se compose du papak noir ou blanc, de la tcherkesse avec la double cartouchière sur la poitrine, du pantalon large, serré, à partir du genou, dans des guêtres étroites et de deux couleurs, de bottes rouges ou jaunes avec des babouches de même couleur, et d'une bourka, espèce de manteau, à l'épreuve non-seulement de la pluie, mais encore de la balle. Quelques-uns poussent la recherche jusqu'à faire venir de Linchoran des bourkas en plumes de pélican, 152 IMPRESSIONS DE VOYAGE qui leur reviennent à soixante, à quatre-vingts, et même à cent roubles. J'ai une de ces bourkas, merveille de travail, qui m'a été donnée par le prince Bagration. Lorsque le montagnard part vêtu ainsi, monté sur son infatigable petit cheval que l'on croirait natif du Nedjed ou du Sahara, il est vraiment magnifique à voir. Plus d'une fois il a été prouvé que des bandes de Tche- tchens ont fait, dans une seule nuit, cent vingt, cent trente, et même cent cinquante verstes. Ces chevaux gravissent ou descendent, au galop toujours, des pentes qui semblent impraticables même à un homme à pied. Aussi le montagnard poursuivi ne regarde jamais de- vant lui si quelque ravin profond traverse son chemin, et qu'il craigne que la vue de cet abime n'effraye son cheval, il détache sa bourka, lui en enveloppe la tête, et, en criant Allah il Allah! il s'élance, presque tou- jours impunément, dans des tranchées de quinze à vingt pieds de profondeur. Hadji Mourad, dont nous raconterons plus tard l'his- toire, fit un de ces sauts périlleux. Il est vrai qu'il se brisa les deux jambes. Le montagnard, comme l'Arabe, défend jusqu'à la der- mière extrémité le corps de son compagnon. Mais c'est à tort qu'on dit qu'il ne l'abandonne jamais. Nous avons laissé, un peu en avant de l'aoul d'Helly, le corps d'un chef tchetchen et les cadavres de quatorze des siens dans un fossé. Je possède le fusil de ce chef. Il m'a été donné par le régiment de montagnards indigènes du prince Bagra- tion. LE CAUCASE 153 VII LES OREILLES TATARES ET LES GUEULES DE LOUP Revenons à notre pont. Grâce à notre escorte, nous le franchimes sans diffi- culté, et il ne nous arrêta que le temps nécessaire à Moynet pour en faire un dessin. Pendant ce temps, nos Cosaques nous attendaient sur son point culminant, et faisaient un excellent effet en se détachant en vigueur sur les cimes neigeuses du Cau- case, qui formaient le fond du tableau. Ce pont est d'une hardiesse merveilleuse. Il s'élève non-seulement au-dessus du fleuve, mais encore au- dessus de ses deux rives, à une hauteur de plus de dix mètres. C'est une précaution contre la crue des eaux. En mai, juin et août, tous les fleuves débordent, et changent les plaines en lacs immenses. Pendant ces inondations, les montagnards descendent rarement dans la plaine; quelques-uns, cependant, plus hardis que les autres, n'interrompent pas leurs excur- sions. Alors, ils passent, hommes et chevaux, le fleuve dé- bordé sur des outres. L'outre qui soutient le cheval con- tient les sabres, les pistolets et les poignards. Le fusil, que le montagnard ne quitte jamais, est porté par lui, en nageant, au-dessus de sa tête. C'est l'époque la plus dangereuse pour les prisonniers : 9. 154 IMPRESSIONS DE VOYAGE attachés par un licou à la queue du cheval, abandonnés par le montagnard, qui est obligé de songer à sa propre sûreté, presque toujours ils se noient en traversant le fleuve, qui, alors, a une verste de large. Une fois le pont traversé, nous nous trouvâmes dans une vaste plaine inculte, nul n'osant labourer ce terrain, qui n'est plus aux montagnards, et qui n'est pas encore aux Russes. La plaine était couverte de perdrix et de pluviers. Comme la journée était de trente-cinq à quarante verstes seulement, nous crûmes pouvoir nous donner le plaisir de la chasse. Nous descendîmes de notre taran- tasse, et Moynet d'un côté du chemin, moi de l'autre, suivis chacun de quatre Cosaques de la ligne, nous nous mîmes à gagner notre diner, à la sueur de notre corps. Au bout d'une demi-heure, nous avions quatre ou cinq perdrix et cinq ou six pluviers. A l'autre bout de la plaine, une petite troupe de dix ou douze hommes armés commençait à apparaitre; quoiqu'elle vint à trop petits pas pour être une troupe ennemie, nous n'en remontâmes pas moins en voiture, en substituant des balles à notre plomb. Souvent les montagnards, dont le costume est le même absolument que celui des Tatars de la plaine, ne se donnent point la peine de s'embusquer: ils suivent la route, et restent inoffensifs ou deviennent offensifs selon que l'occasion se présente. La troupe qui venait à nous se composait d'un prince tatar et de sa suite. Le prince pouvait avoir trente ans. Les deux noukers qui le suivaient portaient chacun un faucon sur le poing. LE CAUCASE 155 Un peu plus loin, nous distinguâmes une autre troupe, qui suivait le même chemin que nous. Comme elle se composait de charrettes et de fantassins marchant au pas, nous gagnâmes sur elle, et la rejoignimes bientôt. Ceux à qui ces fantassins servaient d'escorte étaient des ingénieurs se rendant à Temirkhan-Choura pour bâtir une forteresse. On serre de plus en plus la ceinture de Schamyl, qu'on espère finir par étouffer dans quelque étroite vallée. En arrivant à Kasafiourte, nous allions nous trouver à une demi-lieue de ses avant-postes, à cinq lieues de sa capitale. Depuis Kislar, le chemin, comme le paysage, chan- geait complétement d'aspect au lieu d'être uni et tracé en ligne droite, comme celui qui nous avait conduits d'Astrakan à Kislar, il était plein de détours nécessités par ces mouvements de terrain que l'on rencontre tou- jours à l'approche des montagnes, et n'était plus que montées et descentes. Seulement, montées et descentes étaient si rapides, si encombrées de pierres, qu'un co- cher européen eût jugé la route impraticable, et fùt revenu sur ses pas, tandis que notre hiemchik, sans s'inquiéter des essieux de notre tarantasse et des vertè- bres de nos corps, lançait, à chaque descente, ses che- vaux à un tel galop, que, du même élan, ils se trouvaient remontés de l'autre côté. Plus la descente était rapide, plus, de la parole et du fouet, notre hiemchik pressait ses chevaux. Il faut avoir une voiture de fer et un corps d'acier pour résister à de pareilles secousses. 456 IMPRESSIONS DE VOYAGE Vers deux heures de l'après-midi, nous aperçûmes Kasafiourte. Notre hiemchik redoubla de vitesse; nous passâmes la rivière Garah-Sou (1) à gué, et nous nous trouvâmes dans la ville. A quatre ou cinq verstes de Kasafiourte, nous avions dépêché un de nos Cosaques, pour s'enquérir de notre Mogement. Nous le trouvâmes en entrant dans la ville. Il nous attendait avec deux jeunes officiers du régiment de Kabardah, qui, ayant su que c'était pour moi que l'on cherchait un gîte, n'avaient pas voulu permettre au Cosaque d'aller plus loin, et avaient déclaré que nous n'aurions pas d'autre logement que le leur. Il n'y avait pas moyen de refuser une offre faite si bonne gràce. Ils avaient déjà déménagé leurs effets des deux plus belles chambres pour nous les donner. J'en pris une; Moynet et Kalino s'établirent dans l'autre. Ils étaient au désespoir que le prince Mirsky ne fût 'point à Kasafiourte. Mais, en son absence, ils ne dou- > Notre conducteur s'égara.. Que ces Tatars sont né- gligents à l'endroit des respectables vestiges du passé! ― » Enfin, lassés d'aller à cheval à travers les buissons, en laissant aux épines des lambeaux de nos habits, le drap lesghien seul résiste aux ronces lesghiennes, LE CAUCASE 299 .29. nous abandonnâmes nos chevaux et descendimes à pied. › Bientôt, gràce à cette résolution, nous nous trouvâ- mes au fond du précipice, dans le lit même du ruisseau. » C'est le seul chemin qui conduise à la grotte des Dives. autrement dit à la tombe du Visir, un visir ayant, à ce qu'il paraît, été tué là, dans une des invasions persanes. » Nous marchions sur des pierres moussues, sous un berceau de branches. » Tout à coup, nous nous trouvâmes en face de la ca- verne. » Devant la caverne, le ruisseau s'élargit, et un énorme bloc de rocher, tombé du sommet de la montagne, en garde l'entrée comme une sentinelle. > Cette entrée, qui peut avoir quinze ou dix-huit pieds d'ouverture et six pieds de haut, est toute noircie par la fumée. » A l'intérieur, la caverne s'élargit. > En dehors est creusé un abri pour les chevaux. Le sol de la caverne est couvert d'ossements, ce lieu étant un refuge de brigands et de bêtes féroces, races qui, presque toujours, laissent un certain nombre d'os aux endroits qu'elles fréquentent. Un de nos Tatars nous raconta y avoir tué, l'an passé, une hyène. » Du reste, la caverne des Esprits trompa compléte→ ment notre attente; les faibles mortels ne peuvent y res- pirer, tant l'atmosphère en est étouffante. La seule entrée, ornée d'arbres auxquels s'enlacent des ceps de vigne, est digne d'attirer une attention déjà distraite par toutes les beautés de la nature qui se sont offertes aux voya- geurs avant d'arriver là. » Nous continuâmes donc notre course. 300 IMPRESSIONS DE V YAGE » Non loin de la caverne des Dives et du village de Deazglani, est la grotte d'Emdjekler-Pir ou des Saintes- Mamelles. » Mais, pour arriver là, il nous fallut de nouveau quit- ter nos montures et descendre, en nous accrochant aux buissons, jusqu'au fond d'une profonde vallée où l'on nous montra une petite voûte de cinq ou six pieds de diamètre, du plafond de laquelle pendaient des stalac- tites ressemblant, en effet, à des mamelles; de l'extré- mité de chacune de ces mamelles tombaient des gouttes d'eau. Les femmes des villages voisins estiment fort la vertu de cette eau; lorsqu'une nourrice perd son lait, elle vient dans cette caverne, égorge un mouton, délaye un peu de terre avec l'eau des saintes mamelles, et la boit en grande confiance. La foi est si grande, que, si la nourrice n'est pas guérie tout à fait, elle se croit du moins soulagée. Nous bûmes de cette eau, mais pure; — puis, ayant remonté jusqu'à la, cime du rocher, nous nous dirigeâmes vers l'occident pour voir l'opposé de ce que nous venions de voir, c'est-à-dire une source sortant de terre au lieu de tomber du plafond. - - » — Ah! celle-là, nous dit notre conducteur en se dressant sur ses étriers et en soulevant son papak, elle a rafraîchi un des plus puissants rois et un des plus grands hommes, double qualité rarement réunie, qui aient jamais existé. Le padischah russe Pierre le Grand y a bu lorsqu'il a pris Derbend. » Nous sautâmes à bas de nos chevaux, et nous bûmes respectueusement un large coup à ce ruisseau sacré. > Il coule toujours par la même ouverture; mais, depuis LE CAUCASE 301 cent ans, nul buveur ne s'est incliné sur la rive qui ait fait oublier le premier. » Nous nous étions rapprochés de la muraille du Cau- case, qui s'accroche au rocher même d'où sort cette source: il est curieux de comparer l'œuvre de la nature avec celle de l'art, le travail du temps et celui de l'homme. » La lutte de la destruction contre la matière était vi- sible, et parfois avait l'air d'être intelligente. Une graine de hêtre était tombée dans une gercure de la pierre où elle avait rencontré un peu de terre végétale; et alors la graine avait poussé et était devenue un grand arbre, dont la racine avait fini par disjoindre et faire éclater la muraille. Le vent, en s'engouffrant dans les ouvertures commencées, avait fait le reste. Seul, le lierre compa- tissant, comme les chantres et les troubadours qui recueillaient et réunissaient les débris du passé, seul le lierre rattachait les pierres déjà tombées aux ruines près de tomber de la muraille. » Cette muraille se dirigeait en droite ligne de la forte- resse Narine-Kale à l'occident sans s'interrompre, ni aux montagnes, ni aux précipices; elle était flanquée de petites tours placées à des distances inégales les unes des autres et de grandeurs inégales elles-mêmes. Elles servaient probablement de postes principaux: on y ren- fermait des armes et des vivres; les commandants y habitaient, et l'on y rassemblait, en cas de guerre, les troupes, qui, par le sommet de la muraille, communi- quaient d'une tour à l'autre. » Cette muraille, quoique s'éloignant de Derbend, conserve le même caractère qu'à Derbend; sa hauteur 302 IMPRESSIONS DE VOYAGE change selon la situation du terrain, et, dans les des- centes rapides, elle s'abaisse en forme d'escalier. L'inté- rieur, c'est-à-dire la moelle de la muraille, si l'on peut s'exprimer ainsi, est composé de petites pierres réunies avec de la glaise et du ciment. Les tours dépassent les murailles, mais d'une archine à peine. C'est, au reste, le caractère des forteresses asiatiques, en opposition avec celui des forteresses gothiques de l'Occident, où les tours s'élevaient de beaucoup au-dessus des remparts. Elles sont vides et presque toutes coupées longitudina- lement par des meurtrières; mais ce qu'il y a de plus curieux, ce qui constate la haute antiquité de cette mu- raille, c'est que la même chose que Denon remarque dans les pyramides des pharaons, je le remarquerai ici : ab- sence complète d'arches. » Je suis descendu dans tous les passages souterrains de ces tours, conduisant à des sources ou à des réser- voirs; nulle part je n'ai trouvé l'arche; ma conviction est que les constructeurs de ce gigantesque ouvrage ne la connaissaient pas. » Il est vrai que l'on trouve des arches dans les portes de Derbend; mais, selon toute probabilité, les portes de Derbend sont de Chosroès, tandis que la muraille me semble bien antérieure au vi" siècle. » Contre les règles de l'architecture arabe, qui con- naissait l'ogive dès l'antiquité, les portes de Derbend sont, en outre, en plein cintre. » Les corridors sont couverts de dalles de pierre, tout à fait à plat, ou disposées commes des tuiles sur un toit. Il est probable qu'on tirait cette pierre de carrières voisines, oubliées et perdues aujourd'hui. LE CAUCASE 303 > On a dit qu'on l'apportait du bord de la mer; je nie le fait, attendu qu'on n'y trouve aucune de ces coquilles marines que l'on rencontre dans les pierres qui avoisi- nent les rivages. » Ensuite, il eût été bien difficile, pour ne pas dire impossible, d'opérer un pareil transport à travers les montagnes, transport inutile, du reste, puisque, là, on avait la pierre sous la main. D » Après avoir visité Kedgale-Kale, petite forteresse si- tuée à vingt verstes de Derbend, nous passâmes de l'autre côté de la muraille. Kasi-Moullah, prophète actuel des montagnards, chassé l'année dernière de Derbend, avait voulu se réfugier à Kedgale-Kale; mais la forte- resse tint bon, et force lui fut de continuer la retraite. » Nous dinâmes dans un village situé au haut d'une montagne et nommé Mstaguy; après quoi, nous reprîmes la route de Derbend, ne nous arrêtant que pour jeter un regard sur les tours de la ville historique de Kamak, située sur un des rochers les plus élevés des environs de Derbend. » La ville a disparu; les siècles, en passant et en la foulant aux pieds, en ont fait de la poussière. Son an- cienne gloire est remplacée par une renommée toute différente. Kamakly, qui, dans le langage du pays, veut dire un habitant de Kamak, est aujourd'hui syno- nyme de fou. Et, en effet, on assure que, parmi les Kamaklys modernes, comme parmi les Abdéritains an- tiques, on n'a jamais pu trouver un seul homme d'esprit. > Maintenant, comment se prolongeait la muraille ? dc quel côté se dirigeait-elle ? jusqu'où allait-elle ? s'éten- 304 IMPRESSIONS DE VOYAGE dait-elle bien au delà des restes que l'on trouve encore aujourd'hui ? Voilà des questions qui, selon toute proba- bilité, resteront éternellement obscures. Les nouvelles que l'on envoyait d'une mer à l'autre ne mettaient que six heures à faire le trajet, me disait un Tatar de notre escorte. › Existait-il autrefois des moyens de communication que nous ne connaissons plus aujourd'hui (1) ? » En tout cas, elle existait, cette preuve de l'énorme puissance des anciens peuples, ou plutôt des anciens souverains, et sa grandeur nous étonne aujourd'hui, nous autres pygmées modernes, et par la pensée et par l'exécution. ⚫ Quelle devait être, je vous le demande, la population du vieux Caucase? Si les pauvres granits de la Scandi- navie ont été appelés la fabrique des nations, le Caucase mérite, certes, le titre de berceau du genre humain. Sur ces montagnes, ont vu le jour les premiers-nés de l'univers; ces cavernes étaient peuplées d'habitants qui descendaient des montagnes dans les vallées, au fur et à mesure que les eaux de la mer universelle se retiraient, et qui, enfin, lorsque les dernières vagues eurent dis- paru, se répandirent de là sur la surface virginale de la terre. » Jusqu'à ce moment, la chaîne caucasique était un groupe d'iles dont les sommets s'élevaient au-dessus de l'océan primitif; c'est pourquoi les Kabardiens, la plus vieille famille des montaguards du Caucase, s'appellent (4) Cette lettre, qui porte la date de 1832, est antérieure à l'invention du télégraphe électrique. LE CAUCASE 305 encore aujourd'hui Adigués, ce qui veut dire, dans leur langue, habitants des îles (1). » Maintenant, un dernier mot sur cette muraille, qui vous vaut cette longue lettre, mon cher colonel. » Elle a été bâtie, nous n'en disconvenons pas, par les rois de Perse et de Médie; mais, à côté du pouvoir qui ordonnait, il fallait l'agent qui exécutait. » Cet agent ne pouvait être qu'un peuple, ou une armée. » Si c'était une armée, il fallait la nourrir, et il n'est point probable qu'une armée ait exécuté ce long travail en recevant ses vivres de la Perse. >> N'est-il pas plus simple de penser que le Caucase était énormément peuplé à cette époque, et que cette bâ- tisse gigantesque est l'œuvre des indigènes, dirigés par une volonté étrangère, soutenus par l'argent étranger? >> Cette opinion, que je hasarde, a donc, à mon avis, un semblant de vérité. » Mais qu'est-ce que le semblant de la vérité quand nous ne savons pas ce qu'est la vérité elle-même ? › Dixi. › BESTUCHEF-MARLINSKY. » Vingt-six ans après l'illustre proscrit, nous avons fait la même course qu'il avait faite; seulement, nous l'avons étendue sept verstes plus loin. Nous avons visité, comme lui, la caverne des Dives; comme lui, la grotte des Saintes-Mamelles; comme lui, (1) On se rappelle que nous avons dit la même chose dans les premières pages de ce livre. 306 IMPRESSIONS DE VOYAGE nous avons reconnu les réservoirs souterrains auxquels les garnisons des tours prenaient leur eau. Enfin, en relisant sa description, nous l'avons trouvée d'une telle exactitude, que nous l'avons substituée à la nôtre, sûr que le lecteur n'y perdrait rien. Et, maintenant que sa poussière est allée rejoindre celle des Iskanders, des Chosroès et des Nouchirvan, en sait-il plus sur la grande muraille qu'il n'en savait de son vivant? Ou son âme n'a-t-elle eu d'autre préoccupation que de répondre à cette interrogation du Seigneur : Qu'as-tu fait de ta sœur Oline Nesterzof? Espérons que, là-haut, comme ici-bas, la douce créa- ture avait prié pour lui. FIN DU TOME PREMIER TABLE IRODUCTION. COUP d'CEIL GÉNÉRAL sur le Caucase. I. De Prométhée au Christ. II. Du Christ à Mahomet II. III. De Mahomet II à Schamyl. IV. Époque moderne. I. Kislar. • • · • • II. Une soirée chez le gouverneur de Kislar. III. Les Gavrielovitch... IV. Les officiers russes au Caucase, V. Les abrecks. • • • Pages. 4 • • 0 24 29 47 60 73 • 88 102 146 132 · • 153 163 475 189 200 • · • 207 218 VI. Le rénégat.. · VII. Russes et montagnards. VIII. Les oreilles tatares et les queues de loup.. IX. Les coupeurs de têtes. X. Le secret. · • XI. Le prince Ali. • XII. Tatars et Mongols. · XIII. Les dragons de Nijny-Novgorod. XIV. La montagne de sable. XV. L'aoul du champkal Tarkovsky. • 232 308 TABLE DES CHAPITRES Pages. XVI. Les Lesghiens. · 244 XVII. Le Karanay. XXVIII. Derbend. 256 • 268 XIX. Oline Nesterzof. 280 XX. La grande muraille du Caucase. 292 DK511 CI D85 1884 t.l FIN DE LA TABLY €78756 ÉMILE COLIN. - IMPRIMERIE DE LAGNY. *19603 N ! TRES e.......! 1 4 A 1 1 图 ​1 678756 DK511 .Cl D85 1884 A000024063951 t.l CO. A. FLO ΝΟΥ LIBRARY A000024063951